Michel Audiard n’a jamais été tendre avec le festival de Cannes… qui le lui a bien rendu en acceptant puis en sifflant ses films !
Scénariste et surtout dialoguiste star du cinéma français, Michel Audiard a toujours regardé le festival de Cannes d’un œil goguenard (mais regardait-il le monde qui l’entourait autrement ?). « C’est un des très rares endroits au monde où l’on puisse encore se balader sous des palmiers fluorescents, longer des yachts de l’époque de Farouk dormant devant des hôtels blancs, croiser de vieilles gloires au nez remodelé, aux seins en silicone, restaurées, repeintes, laquées, comme des canards qui tanguent vers leurs Rois dans un éblouissement de strass. »
Il faut dire qu’il connaît bien le festival pour y être venu plusieurs fois et tout d’abord, comme journaliste. Oui, car Michel Audiard a écumé les quotidiens du soir dans l’immédiat-après-guerre avant de faire du cinéma. Il a à son crédit quelques reportages d’anthologie (comme cette interview de Tchang Kaï-Chek réalisée sans sortir du Faubourg-Montmartre) et est ensuite devenu critique de films, sous divers noms de plume.
La rédaction de L’Étoile du soir l’envoie en septembre 1946 couvrir le tout premier festival de Cannes (celui de 1939 ayant été annulé). Au programme : La Belle et la bête de Jean Cocteau ou Gilda de Charles Vidor. Mais Audiard n’est pas captivé. « Je me souviens n’avoir jamais foutu les pieds à aucune séance, sans pour autant que cela m’empêche de rendre fidèlement compte des films projetés. J’en éprouvais quelque gêne jusqu’au jour où j’ai constaté que mes confrères qui ne rataient pas un film en disaient sensiblement la même chose que moi. Je venais de comprendre beaucoup de choses. »
Le critique devient scénariste en 1949, grâce à André Hunebelle, et sans doute a-t-il l’occasion de fréquenter le festival. Devenu célèbre, il aime épingler ouvertement dans les médias les travers de ceux qu’il n’apprécient pas et, en 1962, explique qu’il va se rendre à Cannes pour une raison particulière : « J’ai des vues sur le festival parce que ça, c’est un début. Je me suis aperçu d’une chose : mon “excellent ami” Truffaut, par exemple, a débuté dans le journalisme en traînant dans la boue le festival de Cannes, l’année d’après il était lauréat de ce même festival, et aujourd’hui, il fait partie du jury ! Alors, ça m’ouvre des perspectives insoupçonnées, cette histoire-là… »
Sa venue est en réalité justifiée par la présentation de Un singe en hiver, non pas en compétition officielle, mais à la presse dans un cinéma de la rue d’Antibes, le Rex. « Je crains fort de manquer de vocabulaire pour vous décrire la joie ressentie par tous les ayants droit qui se sont battus pour assister à cet événement, écrit Steve Passeur dans L’Aurore. Pour une fois, nos jugeurs de films n’ont pas été avares de leurs éclats de rire. Ils retentirent, dans un style étonnant, pendant quatre-vingt-dix minutes. » Audiard, qui a accompagné Henri Verneuil, apprécie l’instant. Et il a raison, car l’année suivante, tout ne va pas se passer aussi bien.
En effet, la Gaumont veut absolument un film à elle dans la sélection et propose… Carambolages de Marcel Bluwal. Un film avec Louis de Funès, Michel Serrault, Jean-Claude Brialy et Sophie Daumier, qui plus est « comique » et dialogué par Audiard, avait-il vraiment sa place dans la compétition officielle ? Le journal Arts (qui avait longtemps accueilli la prose de François Truffaut, justement), évoque « un film déplacé, comme un chou-fleur dans une exposition de tulipes ».
Co-scénariste du film, Pierre Tchernia se souvient de cette soirée : « Bluwal, Audiard et moi avons assisté à la projection au rang le plus élevé de l’ancien palais. On était comme trois oiseaux sur une branche sous la pluie. Il y avait des rires très méchants et des Oh… des Ah… terribles. À la fin, le film a été salué par une bordée de sifflets. » Ce qui inspire au dialoguiste un article dans le journal Candide quelques jours plus tard : « Ils ont osé siffler Audiard ».
Étrangement, la Gaumont récidive en 1964 en plaçant dans la sélection du 17e festival 100.000 dollars au soleil d’Henri Verneuil. Un western moderne, un film d’aventures transsahariennes avec Jean-Paul Belmondo et Lino Ventura qui, entre deux poursuites et bagarres, se balancent des répliques irrésistibles. À côté de La Peau douce de François Truffaut et des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, évidemment, cela fait un peu tache.
L’équipe du film au grand complet se rend pourtant sur place et n’entend que sifflets et moqueries. Lorsqu’on l’interroge, Audiard se montre blasé : « Je suis là par correction pour mes interprètes, pour mon metteur en scène, après c’est de la balade. Je vais aller jouer aux boules à Saint-Paul-de-Vence. Moi, je me marre ici ! Nous, on a sorti 100.000 dollars au soleil il y a une semaine, on a fait quatre-vingt-dix mille entrées la première semaine. Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute que douze personnes de plus enfermées dans une chambre décrètent que ce film est bon ou mauvais ? Ça m’indiffère totalement. »
Audiard coupe les ponts avec Cannes et propose même en 1965 de créer un festival concurrent à Saint-Paul-de-Vence, « un vrai festival du cinéma, c’est-à-dire un festival joyeux, un festival de cinéma vivant parce qu’à Cannes, c’est mort ! Ce qu’on voudrait arriver à faire, c’est que le fait d’être sélectionné à Saint-Paul soit un label de qualité. On ne décerne pas de prix, on n’en est pas apte. De quel droit jugerait-on les œuvres de confrères ? »
Cet honorable projet ne verra jamais le jour et Audiard continuera à s’amuser à taper sur le festival de Cannes. En 1973, au délégué général Maurice Bessy, qui lui demande avec malice s’il accepterait d’être membre du jury, il répond, hilare : « À condition d’être président, pour foutre la merde ! » On en resta là.
par Philippe Lombard