Dans Les aventures de Rabbi Jacob, son huitième long-métrage réalisé en 1973, Gérard Oury narre et met en scène de prime abord moult péripéties subies par l’industriel Victor Pivert, un petit-bourgeois catholique français, raciste de surcroît, pris en otage par Mohammed Larbi Slimane – dissident d’un pays arabe –, puis accusé de meurtre, recherché, avant de se réfugier rue des Rosiers, à Paris, sous les traits d’un Rabbin, dans l’attente de pouvoir aller marier sa fille à l’église. Une folle épopée constituée de plus de deux mille plans, elle-même source d’incroyables aventures.
Comme toujours, avant de se lancer, Gérard Oury peaufine son sujet dans les moindres détails. Suite aux succès, tant critiques que publics, de ses œuvres précédentes, le cinéaste ne veut pas décevoir. L’idée de ce Rabbi Jacob lui vient pendant le tournage de La Folie des Grandeurs, deux ans auparavant. Il en parle à sa fille, Danièle Thompson, qui le soutient aussitôt dans l’écriture du scénario, conçu pour la première fois en tête à tête (exit Marcel Jullian, parti vers d’autres destinées) : « Un jour, mon père m’a dit qu’il avait envie de faire un film sur cette communauté de Juifs hassidiques, avec ses règles extrêmement strictes par rapport à la vie en société, et y insérer, au milieu, un personnage construit autour de Louis de Funès, capable de jouer quelqu’un de profondément antisémite, raciste, donc très antipathique, tout en ne délivrant que des vibrations comiques. » Ce texte apparaît comme l’un des plus compliqués de leur carrière respective. En effet, des questions d’ordre logique, réaliste voire purement culturel, se posent. Par exemple, comment justifier, lorsque Louis de Funès revêt l’apparence d’un Rabbin, qu’il s’accapare également une vraie barbe ? Impensable… Tout aussi aberrant, Rabbi Jacob, venu de New York, atterrit à Paris un samedi matin, et a donc voyagé la veille, soit un vendredi soir, ce qui est contraire à la religion juive (au même moment, son neveu Salomon est mis à la porte par son patron, Victor Pivert, parce qu’il refuse d’allumer les phares de la voiture, shabbat oblige). Gérard et Danièle s’en arrachent longuement les cheveux, mais, ne trouvant d’autres alternatives, finissent par accepter ces incohérences, tandis que le public passera majoritairement outre. C’est un peu ça, la magie du cinéma !
Le script achevé, Gérard Oury peine à décider ses habituels financiers. Il n’entend que des arguments du type : « Un film sur l’amitié entre Juifs et Arabes, non mais vous délirez ! Alors qu’à chaque instant le Proche-Orient risque de s’embraser à nouveau. Et de Funès bourgeois français raciste, xénophobe, antisémite, déguisé en rabbin orthodoxe, avec barbe et papillotes, lancé dans une affaire de prise d’otages ! Les Arabes le prendront mal, les Juifs encore plus. Vous voulez prouver quoi ? » Le seul à lui répondre positivement se nomme Bertrand Javal, producteur délégué du Petit Baigneur de Robert Dhéry.
Pourtant proche du réalisateur, la société Gaumont, en pleine restructuration, fait étonnamment partie de celles qui ne souhaitent pas s’associer au projet. À ce propos, Alain Poiré témoigne au cinéaste sa profonde déception : « Je ne pourrai pas produire ton prochain film, cela me navre, je suis sûr que Gaumont le regrettera aussi, mais tu connais la situation, je ne suis plus en mesure de décider quoi que ce soit. » Désemparé, Oury envisage un temps de tourner entièrement son film à New York, l’histoire de Rabbi Jacob s’y prêtant, tout en redoutant le « laminoir hollywoodien » : « Il me priverait des joies du montage tel un peintre acceptant qu’avant une exposition, son marchand retouche ses toiles. Dix fois, depuis Le Corniaud, Columbia, Fox, Paramount et tutti quanti, m’ont demandé de venir aux États-Unis. Scripts préalablement dialogués, découpés, reliés, acteurs et places de caméras choisies, quel serait mon rôle ? Enfin et pour tout dire, c’est en France, en français que je sais m’exprimer le mieux. Ou le moins mal, selon que l’on apprécie ou pas ma forme de cinéma. » Israël pourrait également être une destination de choix. Oury et Thompson s’y rendent. Un pèlerinage qui les inspire au plus haut point.
Il n’empêche, c’est dans l’hexagone qu’Oury exécute ses principaux repérages, de la Seine-Saint-Denis à la Bourgogne (sur les traces de La grande Vadrouille, Gérard et Louis de Funès logent dans l’hôtel qui servit de décor à une incontournable scène de ronflements, ndlr), en passant par la Drôme ou encore les Yvelines, et signe un casting cent pour cent terroir. Outre Louis de Funès, pour qui le film est effectivement écrit sur-mesure, le metteur en scène recrute Claude Giraud, dans le rôle de Slimane, et Henri Guybet, dans celui de Salomon, le chauffeur de Pivert. À ceux qui s’étonnent qu’ils ne soient ni arabe, ni juif, Danièle Thompson répond et justifie : « C’est le principe de non-racisme, on prend les meilleurs acteurs, sans se préoccuper de leurs origines. Gérard trouvait que l’un et l’autre convenaient aux rôles et il ne voulait pas en savoir plus. » Guybet, néanmoins, précise : « Excusez-moi de vous poser cette question, mais est-ce que vous êtes Juif ? » C’est la première chose que m’a demandée Gérard Oury lors de notre entrevue pour le film. Pensant avoir de l’humour, je lui ai répondu : « Non, mais ça peut s’arranger très vite si le rôle est important. » Cela n’a pas, sur son visage, déclenché la moindre risette. »
Tournage de Rabbi Jacob – Émission Midi trente du 12 juin 1973
Une fois le producteur Javal sur le coup, le développement des Aventures de Rabbi Jacob connaît encore un certain nombre de rebondissements. Et pas des plus joyeux ! L’une des séquences les plus célèbres du film – celle de l’usine à chewing-gum, et tout ce qui s’y passe – provoque surtout une succession de désagréments. Pour commencer, les conditions ne sont guère agréables pour les acteurs qui subissent véritablement la texture, obligés de patauger des heures dedans. Au sein de ses mémoires, Gérard Oury y revient longuement, et dévoile au passage les composants du fameux Yankee (de la levure chimique, teinte en vert) : « Gare aux yeux ! Des milliers de minuscules éclats de verre médical ont été projetés dans le liquide au cours de l’empoignade, et il faudra récurer les cuirs chevelus à la brosse en chiendent car il n’est pas question de nettoyer les acteurs entre deux plans. Statufiés, de Funès et ses camarades attendent stoïquement, recouverts de leur verte carapace. La gomme se solidifiant à vue d’œil il faut à chaque reprise par sceaux entiers les en asperger ! Personne ne râle, personne ne rouspète. Ce sont des pros. Je les respecte et je les aime. » La situation se complique davantage lorsque, une nuit, la pâte fermente, et gonfle, sous l’effet des projecteurs brûlant. Résultat : un plateau littéralement envahi par l’imposante matière, presque venue d’un autre monde, bloquant de l’intérieur les différentes portes d’accès. Il faudra une armada de pompiers, et de longues heures de nettoyage, pour en venir à bout ! À ceux qui croient (encore) que tourner une comédie serait de tout repos…
Le cascadeur Rémy Julienne, lui, manque carrément d’y laisser la vie ! Il raconte : « Vous savez, la Citroën DS de Pivert, avec le bateau sur le toit ? Elle devait quitter la route après avoir évité un gros poids lourd, sauter en l’air, faire un demi-tour et se retourner sur le bateau… Nous étions dans la région de Toulouse, dans une retenue d’eau de 90 mètres de profondeur. Le choc a été si violent que la voiture s’est démantibulée ! Moi, à l’intérieur, je ne retrouvais plus l’embout qui me servait à respirer sous l’eau. En plus, l’un de mes pieds était coincé. Je me suis vu mourir, même si j’avais une équipe sous l’eau. Mais à cause de la vase, les plongeurs ne retrouvaient plus le véhicule. Heureusement, l’un d’eux a fini par me repêcher à temps ! »
Par chance, l’ambiance sur le tournage est au beau fixe. Les différents comédiens s’entendent à merveille et Oury obtient de chacun d’eux ce qu’il désire. Même Louis de Funès s’y montre plus enjoué qu’à l’accoutumé, plaisantant avec ses partenaires – ou « ex », tel Yves Montand, venu saluer ses amis – exception faite d’une journée ! Alors qu’il se prépare un matin à jouer la scène dite des « grimaces » face à deux policiers à moto, le comédien lit une critique d’un des films de la série Le Gendarme de Saint-Tropez, où on lui reproche justement ses expressions à outrance. Blessé, de Funès se bloque et refuse de « grimacer » à nouveau devant la caméra de Gérard Oury. La perte de temps est considérable, mais la patience du cinéaste et son sens du dialogue auprès de son fidèle complice lui permettent d’arriver progressivement à ses fins. À l’arrivée, Louis de Funès s’avère tout simplement exceptionnel au sein de cette séquence, quasiment sans mot dire, n’en déplaise à ses détracteurs.
La sortie du film est fixée au 18 octobre 1973, mais les ennuis se poursuivent. La guerre du Kippour entre Israël et les pays arabes voisins a éclaté douze jours plus tôt. La tension est à son comble partout dans le Monde. Oury, Javal et le distributeur Gérard Beytout s’interrogent, et craignent que le film soit perçu comme une provocation. Ils décident finalement de conserver la date initialement prévue. Puis, nouveau rebondissement : en ce jeudi 18 octobre, un Boeing 727 d’Air France assurant la liaison Paris-Nice est détourné. L’identité du pirate de l’air glace le pays : il s’agit de Danielle Cravenne, épouse de Georges Cravenne, célèbre publicitaire alors en charge du lancement de Rabbi Jacob. Sa revendication : l’interdiction du film pure et simple, en raison des circonstances. La femme décède finalement, après avoir reçu deux balles, une à la tête, la seconde à la poitrine, tirées par un policier. Quelle triste et horrible « publicité » ! L’équipe est anéantie.
Plus tôt, une projection privée est organisée entre le producteur, Gérard Oury, Danièle Thompson et Louis de Funès. Ce dernier, qui déteste se voir à l’écran, ne décroche pas un rictus. Ses voisins, tendus à l’extrême, ne font guère mieux. Les auteurs se demandent s’ils ne se sont pas trompés. Une grande projection publique les rassure bientôt. Les spectateurs s’esclaffent tant que l’on n’entend même plus les dialogues. Mieux : la presse exprime, à l’égard du métrage, un enthousiasme peu commun. L’avenir de Rabbi Jacob s’annonce radieux. Bien vu : cumulant plus de sept millions d’entrées, il apparaît aujourd’hui comme l’un des plus éminents classiques de la comédie à la française. « C’est un miracle, Salomon, un vraiiii miracle ! »
par Gilles Botineau
Pour en savoir plus :
Gérard Oury, Mémoires d’éléphant (Olivier Orban éditions, 1993)
Gérard Oury, Ma grande Vadrouille (Plon, 2001)
Alain Poiré, 200 films au soleil (Ramsay, 1988)
Henri Guybet, J’aurais pu faire pire ! (Jean-Claude Gawsewitch éditions, 2011)
Patrick et Olivier de Funès, Ne parlez pas trop de moi, les enfants ! (Le Cherche Midi, 2005)
Bertrand Dicale, Louis de Funès, Grimaces et gloire (Grasset, 2009)
Christophe Geudin et Jérémie Imbert, Les Comédies à la française (Fetjaine, 2011)
Les aventures de Rabbi Jacob – DVD collector, TF1 Vidéo : livret écrit par Gilles Gressard / modules réalisés par Olivier Garouste (Gaumont Pathé archives – Photos personnelles de Gérard Oury)