En 1995, peu de temps après « le film de Les Nuls » La Cité de la peur signé Alain Berbérian, Les Inconnus débarquent à leur tour avec éclat sur grand écran. Pour autant, Les Trois Frères ne correspond pas vraiment au premier coup d’essai cinématographique des anciens piliers du Petit Théâtre de Bouvard. Dix ans plus tôt, Didier Bourdon, Bernard Campan, Pascal Légitimus, Smaïn et Seymour Brussel (les deux derniers ont respectivement quitté la bande en 1985 et 1988) avaient déjà tâté de la pellicule avec Le Téléphone sonne toujours deux fois !! (Jean-Pierre Vergne, 1985), une parodie de polar abracadabrante et farfelue, dont ils étaient également les auteurs. Un succès modeste lors de sa sortie en salles (509.573 entrées), devenu culte à force de rediffusions cathodiques.
Il n’est cependant pas question d’un nouveau projet dans la foulée. La faute notamment à un planning surchargé, comme l’explique Bernard Campan : « Entre 1989 et 1992, on n’a pas arrêté une minute. On a fait au moins six émissions de télé en plus de la scène, c’était un peu épuisant. Alors j’ai décidé de prendre quelques mois sabbatiques pendant que Didier tournait ailleurs. Puis est venue une envie de cinéma. Un soir, on a dîné avec Jean-Marie Poiré et Claude Berri, qui était très demandeur qu’on fasse un long-métrage avec lui. Il a dit : « Il faut leur trouver des trucs. Pourquoi pas un film à sketches ? Peut-être dans un camping… » Poiré a un peu botté en touche en lui expliquant qu’on était capables d’écrire nous-mêmes. »
Et effectivement, Les Inconnus, principalement Bourdon et Campan, s’attèlent « seuls » à la tâche, avec la collaboration de Michel Lengliney. Didier détaille : « On notait des choses à droite et à gauche, un peu comme on faisait pour les sketches, sauf qu’on savait que le travail allait être différent. C’était aussi ce qui nous intéressait. Et à partir du moment où on a trouvé qu’il s’agissait de trois demi-frères de la même mère mais de pères différents, on a développé le synopsis. » En résulte l’intrigue suivante : deux ans après le décès de leur mère expatriée aux États-Unis, Didier, Bernard et Pascal sont convoqués par un huissier et apprennent simultanément qu’ils sont frères et qu’ils ont hérité d’une somme de trois millions de francs. Le choc est total pour ces trois trentenaires issus d’horizons radicalement opposés. Pascal Latour (Pascal Légitimus) est chasseur de têtes (à claques) dans une agence publicitaire parisienne. L’apprenti comédien Bernard Latour (Bernard Campan) vit de la débrouille, tandis que Didier Latour (Didier Bourdon) est vigile dans un supermarché (et lecteur de Michel de Montaigne à ses heures perdues). Dès lors, le gain, puis la perte soudaine de l’héritage, vont les propulser dans un road movie burlesque, en compagnie d’un petit garçon, Michael (Antoine du Merle), lequel pourrait bien être par ailleurs le fils caché d’un des membres de la fratrie.
Outre le trio, le personnage de l’enfant est donc au cœur de l’intrigue, et Les Inconnus savent qu’ils n’ont pas le droit à l’erreur dans le choix de son interprète. Claude Berri, en « bon producteur » qui se respecte, leur propose d’emblée… Jordy ! Ce jeune « chanteur » est en plein boom, et son nom inscrit en haut de l’affiche pourrait être, selon lui, un excellent coup marketing. Une audition est organisée, mais ne convainc guère, comme le rapporte Campan : « On s’est retrouvé face à un môme qui était trop jeune et qui n’en avait rien à foutre. En plus d’Antoine du Merle, qui a finalement eu le rôle, on avait aussi repéré un autre gamin, plus formaté. Claude flippait qu’on choisisse Antoine parce qu’il n’avait aucune notion de la caméra : il regardait l’objectif au moins une fois durant les essais ! C’est Didier qui lui a tenu tête et lui a dit qu’on devait prendre le risque. Il valait mieux un gamin génial avec lequel on allait se débrouiller au montage plutôt qu’un enfant bien propre avec qui il ne se passait rien à l’écran. » Et Bourdon d’ajouter : « Quand Claude a vu ce que Jordy donnait, il a accepté : « Prenez votre gamin. » »
À l’arrivée, on retrouve dans Les Trois Frères l’empreinte des sketches télévisés à l’origine du succès des Inconnus, des interludes chantés (la séquence de la manche) au détournement du jeu Le Millionnaire, un rejeton de l’inégalable Télémagouilles. Mais bien plus qu’une simple réadaptation des nombreux classiques du trio, la comédie réalisée par Didier Bourdon et Bernard Campan campe avec une verve toute mockyenne une série d’observations sociales particulièrement acides.
Au-delà, beaucoup leur reprocheront une certaine simplicité dans la mise en scène, ce à quoi Didier répond : « Le plus difficile c’est la comédie, m’a dit Ridley Scott, avec qui j’ai travaillé. Il a raison. On ne peut pas se permettre de faire que des choses esthétiques, sinon ça ne fonctionne pas. Par exemple, la scène où je dis « cent patates » au moment du repas, c’était forcément du champ-contrechamp. Un peu comme dans un film de mafieux, il fallait retranscrire la pression sur mon personnage. Le père qui parle, la fille qui se fait engueuler et se raidit, la mère qui ne dit mot… C’est presque du Sergio Leone. Sur le contrechamp tout le monde le regarde silencieusement et là, il patine en arrière. » Un choix on ne peut plus judicieux, car cette caricature du beauf raciste, à laquelle s’ajoutent celles des requins de la pub (interprétés par Bernard Farcy et Élie Semoun), du corps policier, des notaires obséquieux ou des huissiers véreux, alimentent à merveille cette épopée familiale extraordinairement mouvementée.
Résultat, Les Trois frères attire 6.667.549 spectateurs, et obtient le César de la Meilleure Première Œuvre, en 1996 ! Puis, surtout, le film demeure une inusable référence dans l’histoire de la Comédie à la française. Didier Bourdon analyse : « Si Les Trois frères tient encore aujourd’hui, c’est parce qu’il n’y a pas trop de références à l’actualité, rien n’est trop daté. Même la chanson du générique que j’ai écrite, je la trouve encore jolie. Doux Daddy… Mon copain d’enfance Olivier Bernard a travaillé sur l’orchestration et Catherine Ringer a accepté de la chanter. Une vraie chance. »
Cette réussite anticipe hélas une situation de crise pour Bourdon, Campan et Légitimus, puisque le plus gros succès cinématographique des Inconnus coïncide aussi avec leur auto-sabordage. Un conflit financier avec le producteur Paul Lederman, qui les avait préalablement lancés, stoppe net toute collaboration à venir. Lederman, avec qui le trio avait signé un contrat portant sur trois longs-métrages, interdit à Didier Bourdon, Bernard Campan et Pascal Légitimus de se produire ensemble sous le nom des Inconnus : « On avait signé un contrat pour trois films, Les Rois mages (2001) est par conséquent le deuxième. Le producteur voulait obtenir des droits sur Le Pari (1998) et L’Extraterrestre (2000), Mais Bourdon et Campan considéraient que deux Inconnus sur trois, ce n’était pas Les Inconnus, et on leur a donné raison puisque le producteur a perdu son procès », explique Pascal Légitimus au sujet du litige.
Une suite (tardive) voit le jour en 2014. Intitulée Les Trois frères, le retour [voir la bande-annonce], elle attire 2.289.408 spectateurs mais déçoit la critique et une partie du public, sans toutefois mettre un terme à la folle aventure des Inconnus. Reste maintenant à en déterminer la forme : « Un autre film ? s’interroge Légitimus. Pourquoi pas, mais je préfèrerais la scène. Qu’on se réunisse une dernière fois, sans se brûler les ailes, pour retrouver cette énergie (…) Et puis chacun retourne à son hospice ! (…) Sinon, il y aurait un petit goût d’inachevé. Ce serait presque indécent de ne pas le faire. »
par Gilles Botineau et Christophe Geudin
Pour en savoir plus :
L’histoire secrète des Trois frères racontée par Les Inconnus, François Léger (Première n°492, 01/2019)