« Curieux, ce corps d’athlète musculeux, rabelais et souple à la fois, une sorte de cep de vigne noueux qui se plie comme un roseau. Alors forcément, quand il bouge, il ne bouge pas comme tout le monde : il grimpe, s’accroche, saute, tombe, mais pas comme les athlètes qui bougent sans penser. Lui, il pense tout en bougeant. Parce qu’il est acteur avant tout. »
Pierre Richard, 16 janvier 2021
L’anecdote est entrée dans la légende. Au concours de sortie du Conservatoire, en 1956, Jean-Paul Belmondo, après quatre années d’études (et d’effronteries) n’a reçu du jury qu’un second accessit, lui fermant l’entrée de la Comédie-Française. Le plus populaire des étudiants, membre facétieux de ce que l’on appellera plus tard la bande du conservatoire (Annie Girardot, Françoise Fabian, Michel Beaune, Bruno Cremer, Jean-Pierre Marielle, Jean-Pierre Mocky, Claude Rich, Pierre Vernier, Jean Rochefort…) est spontanément porté en triomphe dans un mouvement de protestations de ses coreligionnaires. Ovationné tel un boxeur victorieux, il répond à ses juges par une de ses acrobaties bondissantes, en guise de joyeux et irrévérencieux bras d’honneur.
Cette sortie est en fait une entrée. Celle d’une vitalité éclatante, spontanée, d’une gueule, d’un jeu, et d’un corps libre. Un corps trop en avance sans doute pour la vénérable institution en cette fin d’années 1950 – toute éblouie encore par le style plus solennel d’un Gérard Philipe – mais pile à l’heure pour incarner le nouveau jeune premier de son temps.
Il existe une grammaire des corps dans l’histoire de la comédie, depuis ses origines circassiennes et sans doute depuis ses origines antiques. Le corps rigide, filiforme et hiératique du clown blanc s’opposant au corps rond, burlesque, bonhomme de l’Auguste. On pourrait écrire une histoire de la comédie basée uniquement sur l’apparition des nouveaux types de corps en scène. Celui, agile, de Charlie Chaplin, celui indestructible et irréductible de Buster Keaton, ceux élastiques de Jerry Lewis et Jim Carey, celui, énergique et volontaire de Katharine Hepburn ou ceux, au glamour tout américain, de Cary Grant ou Georges Clooney ; celui génialement maladroit de Pierre Richard, celui si gracieux d’Audrey Hepburn, ou si faussement chétif de Woody Allen… sans oublier les comédies musicales où les corps des comédiens-danseurs vont jusqu’à invoquer des univers sociaux distincts, entre le style aristocratique d’un Fred Astaire et celui plus middle-class d’un Gene Kelly. Le cinéma, qui régulièrement finit par somnoler sur ses convictions, se voit tout aussi régulièrement réveillé en sursaut par le surgissement d’un de ces corps inattendus, porteurs d’une direction, d’une référence, d’un temps nouveau, sonnant le glas de l’ancien monde.
En cette fin des années 1950, ce que représente le jeune Belmondo, c’est la fulgurance d’un corps aussi libre et décomplexé qu’allait l’être bientôt le cinéma de la nouvelle vague ; chacun sur le point de se révéler l’un l’autre. C’est ainsi que s’enclenche l’histoire : par la synchronisation des synergies. Ce corps-là devait rencontrer ce cinéma-là. Pas seulement le corps de la jeunesse, mais bien celui de la modernité.
Jean Rochefort l’ami et le témoin privilégié l’avait perçu : « Quand Belmondo passait une scène au conservatoire, les avertis se précipitaient. […] Pour certains, nous étions devant une erreur de vocation, pour d’autres, devant le futur inconditionnel, il recréait tout. »
Belmondo est né sous le regard du grand public avec À bout de souffle. Le réalisateur Claude Lelouch aura une formule élégante pour parler de cette rencontre : « Jean-Paul a inventé Godard. » Ce cinéma d’une nouvelle génération, fuyant la tradition des films de studios pour capter le réel directement dans la réalité, trouvait dans le jeu décontracté de Belmondo, le mouvement naturel de la vie elle-même. Le journaliste Jean-Baptiste Morain écrit : « c’est le premier acteur français (peut-être le seul) à avoir jamais su courir (Jean Marais ne l’égale pas) : il manifeste une aisance et une désinvolture apparentes qui tranchent avec le côté naturellement théâtral des acteurs français. »
Mais la contribution de celui que l’on ne surnomme pas encore Bébel ne s’arrête pas uniquement là. Il y avait bien sûr des corps comiques et énergiques avant Belmondo (Max Linder, Charlie Chaplin, Buster Keaton, Louis de Funès…), mais sa prouesse personnelle, liée autant à son corps d’athlète qu’à son caractère prompt à la dérision et l’autodérision, est d’avoir réuni deux types de personnages jusque là distincts dans la tradition : le jeune premier et le comique. Jean Marais, qui s’illustrait aussi dans divers registres, n’a par exemple jamais versé dans l’autodérision au point de remettre en question sa propre stature. Ni Jean Gabin.
Ce trait de la personnalité de Belmondo a fait qu’il a pu longtemps faire carrière dans des rôles aux genres aussi différents que Les Mariés de l’an II ou Docteur Popaul, Week-end à Zuydcoote et L’Homme de Rio, Léon Morin prêtre et Cartouche, Le Cerveau et la Sirène du Mississipi, Les Tribulations d’un Chinois en Chine et Stavisky. Des films d’actions à grand spectacle et des drames intimistes. « Le corps de Belmondo peut tout jouer sans qu’il soit jamais ridicule » disait François Truffaut. Ce corps à la fois puissant, majestueux, efficace, peut aussi pousser ses qualités jusqu’au grotesque. Et il est aussi éloquent que dans une filmographie de près de 90 long-métrages, l’un de ses films les plus cultes soit Le Magnifique de Philippe de Broca, où son corps se divise de manière schizophrénique entre deux personnalités opposées, et où sa figure de mâle dominant touche au ridicule. Certaines comédies vont d’ailleurs utiliser ce talent protéiforme pour multiplier les rôles dans le rôle, comme dans Le Guignolo de Georges Lautner ou L’Incorrigible de Philippe de Broca avec son personnage d’escroc taillé sur mesure, où l’un des ressorts comiques se construit précisément sur les difficultés à devoir jongler avec toutes ses personnalités pour un seul corps. Comme dans cette scène où, cherchant à escroquer des hommes politiques africains dans un restaurant, tout en tentant en même temps, de séduire une assistante sociale dans un autre, il finit par ne plus savoir quand mettre ou enlever sa moustache et sa légion d’honneur de théâtre.
Trente ans de présence et de succès à l’écran conduisent l’acteur à ce point de bascule où il atteint une popularité sans doute inégalée en France. Et les années 1980 voient un phénomène inédit s’amorcer. Belmondo n’est plus seulement un acteur, c’est une marque, un genre de films (Flic ou voyou, Le Solitaire, Le Marginal, Le Professionnel, Les Morfalous). Il ne s’agit plus de lui proposer des rôles à interpréter mais, à l’inverse, de construire les rôles (et les films) pour son corps et son jeu. On ne va plus voir un film avec Belmondo, mais on va voir le dernier Belmondo. Cette marque Belmondo, fruit de sa consécration populaire, le fait alors progressivement glisser dans une posture souvent caricaturale que l’on résumera par cette expression, elle aussi populaire, inspirée de ses entrées à la fois fracassantes et sympathiques : « Toc toc badaboum, me voilà ! » La page de cette parenthèse Belmondesque sera définitivement tournée par Itinéraire d’un enfant gâté de Claude Lelouch qui révèlera l’ultime figure de l’acteur : celle du patriarche du cinéma français. Comme le fut avant lui celui qu’il avait tant admiré et qui, vingt six ans plus tôt, lui avait donné son adoubement professionnel : Jean Gabin.
Ce corps bondissant de boxeur, en mouvement perpétuel, ayant le goût des équilibres limites, des provocations joyeuses à l’encontre de la gravité et des clivages sociaux, des transformations et mutations de tous ordres, et des déguisements improbables, était né pour la comédie. Et s’il fera aussi carrière dans le drame, (Godard, Truffaut, Becker, Verneuil, Melville, Sautet, De Sica…), ses qualités naturelles n’auront jamais été aussi éclatantes que dans la comédie. Ainsi, il ne cessera, dès lors, de courir, de bondir et d’offrir sa vitalité chez Godard une fois encore (Pierrot le fou), Lautner (Flic ou voyou, Le Guignolo, Joyeuse Pâques), de Broca (Les Tribulations d’un Chinois en Chine, Le Magnifique, L’Incorrigible), Oury (Le Cerveau, L’As des as), Jean-Paul Rappeneau (Les Mariés de l’an II), et tant d’autres, de Jean Becker à Cédric Klapisch, en passant par Louis Malle, Henri Verneuil, Édouard Molinaro, Jacques Deray, Claude Zidi, Alexandre Arcady, Patrice Leconte, Bertrand Blier…
Et cette révolution du jeu d’acteur qu’il a initié tient à la place prépondérante qu’il a accordé au génie du corps, là où ses aînés sacralisaient avant tout le texte et la parole. C’est à la source vivifiante de la Commedia dell’Arte qu’il faut lui trouver une généalogie. Et il faudra attendre vingt années supplémentaires pour voir le relais de cette course se faire à nouveau saisir par d’autres corps, ceux populaires, banlieusards, sexués et scandaleux de Patrick Dewaere et Gérard Depardieu dans Les Valseuses de Bertrand Blier. Dès lors, les jeunes premiers du cinéma français ne cesseront plus de se faire l’écho de cet héritage. Dans L’Arnacœur de Pascal Chaumeil, le personnage de menteur professionnel de Romain Duris a la saveur rocambolesque d’un personnage belmondesque. On en retrouve même la mémoire dans les scènes où Romain Duris court dans le style des courses des Tribulations d’un Chinois en Chine ou de L’Homme de Rio.
Comme pour Romain Duris qui a partagé l’écran avec Belmondo dans Peut-être de Cédric Klapisch, aujourd’hui l’héritage de Belmondo sur le jeu des acteurs français est cependant moins lié à la référence directe dans le personnage de OSS 117 incarné par Jean Dujardin que dans la possibilité pour celui-ci de jouer indifféremment dans Brice de Nice et The Artist. Jean Dujardin revendique cette bienheureuse filiation en racontant cette anecdote : « Quand je tournais OSS 117 à Rio, Belmondo m’avait dit à l’époque : tu me poursuis ».
Certes, on peut poursuivre le corps de Belmondo, mais de là à le rattraper… Grand admirateur de l’acteur qu’il a rencontré pour une scène des Acteurs de Bertrand Blier, Albert Dupontel constate qu’il y a eu très peu de remake des films de Belmondo : « C’est impossible. Belmondo c’est un goût. C’est un goût que tu ne peux pas reproduire. »
Cette place unique et cette fascination universelle que l’acteur a suscité se trouvent résumées par l’hommage que lui a rendu le réalisateur Quentin Tarantino au Festival Lumière à Lyon en 2013 : « Les films de la Nouvelle Vague, les films d’action, les films policiers… Belmondo les a tous faits. Avant que Jackie Chan ne fasse ses propres cascades, Belmondo faisait les siennes. Belmondo, ce n’est pas seulement le nom d’une star de cinéma, ce n’est pas seulement le nom d’un homme, c’est un verbe, qui représente la vitalité, le charisme, une force de l’esprit. Cela représente la « supercoolitude ». Voilà ce que veut dire Belmondo ! Voici le Roi ! ».
S’il est un art qui revient souvent dans l’œuvre de l’acteur, c’est la tradition du cirque. On se souvient du clown-braqueur de Hold-up, ou encore dans une scène de L’Incorrigible, quand il s’improvise en Monsieur Loyal, bonimenteur de talent, tendant le chapeau au public populaire d’un petit cirque de gitans. Mais de manière plus profonde encore, dans Itinéraire d’un enfant gâté de Claude Lelouch, ce film en forme de testament où Belmondo et son personnage semblent, à l’inverse, cette fois, ne faire plus qu’un dans un trompe l’œil narratif émouvant. Sa fille lui fait remarquer qu’à chaque fois qu’ils se voient, il l’emmène au cirque. Sam Lion/Belmondo recueilli dans son enfance par un forain lui répond : « C’est normal vous êtes les deux passions de ma vie ». Le cirque et la famille, comme philosophie de vie d’artiste. Le cirque, ce lieu où se mêlent les numéros dramatiques et comiques, le spectaculaire et l’intime, la vie de scène et la vie privée, où il existe une proximité physique entre les artistes et les spectateurs. Le cirque comme manifeste artistique.
Jean-Paul Belmondo, clown joyeux prêtant sa grâce d’athlète aux fantaisies de l’Auguste, a participé à une révolution esthétique et culturelle, à sa manière, généreuse, solaire, avec l’élégance de l’acrobate du cirque qui fait jaillir, l’air de rien, des moments de poésie entre deux facéties.