Drame romantique écrit par Victor Hugo entre le 8 juillet et le 11 août 1838, Ruy Blas est créé le 8 novembre de la même année au Théâtre de la Renaissance à Paris. Parabole sur le pouvoir nourrie de rebondissements rocambolesques, Ruy Blas tisse le destin d’un valet amoureux de la reine d’Espagne. À l’époque, la presse assassine la pièce, mais le public lui fait un triomphe. L’adaptation au cinéma qu’en fait Jean Cocteau, en 1948, avec Jean Marais dans le rôle principal et Danielle Darrieux dans celui de la reine, attire 2.453.187 spectateurs : succès ! En 1961, Raymond Rouleau monte la pièce à la Comédie-Française. Gérard Oury, qui y tient le rôle de don Salluste, comprend alors le potentiel comique de Ruy Blas, qui relève plus de Feydeau que d’Hugo. Suite au succès du Corniaud et de La Grande vadrouille, le réalisateur décide de relancer le duo magique Bourvil-de Funès dans une troisième aventure qu’il intitule Les Sombres Héros. Il fait appel à ses fidèles lieutenants : Marcel Jullian alias Petit Marcel et sa fille Danièle Thompson, alias Poupouce. Le problème du trio de scénaristes est d’arriver à transformer ce drame romantique en comédie.
« Bizarrement, c’était une adaptation assez fidèle et on a repris chaque élément de la pièce pour en faire quelque chose d’hilarant », se souvient Danièle Thompson. Comme dans la pièce de Victor Hugo, qui comporte un message social, puisque c’est un valet qui finit par diriger l’Espagne, le film prend également la voie de la satire politique. « Qu’est-ce que je vais devenir ? Je suis ministre, je n’sais rien faire ! » s’écrie don Salluste, méchant emblématique du cinéma de Gérard Oury : menteur, hypocrite, avide, fasciné par le pouvoir et l’argent. « Le ridicule est une source de comique très puissante, dira Oury. Être arrogant avec les pauvres et à plat ventre devant les puissants est une caractéristique humaine bien connue. »
De Funès et Montand complices
Alors que le scénario est quasiment terminé, Gérard Oury part en repérages en Espagne lorsque brusquement, Bourvil meurt. Tout le monde le pleure. Louis de Funès songe même à abandonner le projet, mais le destin frappe un soir d’octobre lors d’une soirée où Simone Signoret suggère au metteur en scène Yves Montand pour remplacer Bourvil. Le scénario est réécrit pour Montand, lequel prend des cours de danse espagnole durant trois mois et porte son costume chez lui un mois avant le tournage, qui débute en avril 1971 à Almeria, lieu mythique où Sergio Leone a tourné ses westerns italiens.
Sur le plateau, de Funès et Montand sont très complices. « Ce n’est pas sans appréhension que le premier jour de tournage de La Folie des grandeurs, à Almeria en Espagne, je prononçai les mots fatidiques : « Moteur… Partez ! » Et ce fut le bonheur, pas de chausse-trappe, de tapis tirés sous les pieds entre les deux superstars, mais une entente cordiale et un semblant d’amitié, vrai ou faux. Afin d’éviter tout conflit, nous avions eu soin, Danièle Thompson et moi, d’équilibrer les rôles à égalité », raconte Oury dans Ma grande vadrouille (Plon, 2001). « L’entente et la bonne humeur sont indispensables pour un film comique », confie Louis de Funès. Gérard Oury se souvient de les avoir observés « comploter dans un coin, éclater de rire comme des enfants » : « Puis ils venaient me trouver et me disaient en chœur : “Gérard, on vient de trouver un gag. Qu’en penses-tu ?” ».
Gérard Oury, Yves Montand et Louis de Funès sur le tournage de La Folie des grandeurs
Pour le cinéma – 7 novembre 1971
Tout se passe donc parfaitement entre les deux hommes. La seule anicroche eut lieu entre Montand et Alice Sapritch lors de la fameuse scène du strip-tease. Oury se souvient fort bien de la réaction du comédien lorsque l’actrice se rue maladroitement sur lui pour lui mordre l’oreille : « Peu habituée aux scènes d’amour, la Diva avait griffé le cou de son partenaire.
C’est la première et dernière fois que je vis Montand éclater d’une rage subite. Il réclama du mercurochrome, ce qui m’empêcha d’effectuer une cinquième prise. Peu m’importait, la quatrième était bonne, et c’est celle-là qui est dans le film. »
Gérard Oury, Yves Montand et Louis de Funès sur le tournage de La Folie des grandeurs
Journal de Paris – 30 juillet 1971
Même si tout était préparé à l’avance et « storyboardé », le film prend beaucoup de retard à cause du temps passé sur les coiffes, les costumes et le décor. « La beauté, le perfectionnisme, la mise au point, les gags, tout ça prend du temps », soupire Oury. En effet, La Folie des grandeurs est esthétiquement l’un des films les plus beaux du cinéaste, qui s’est en grande partie inspiré des tableaux de Vélasquez. « Il a toujours fait très attention à concilier l’esthétisme et le comique », se souvient Danièle Thompson. Pour fabriquer la cuirasse que porte Yves Montand et qui pèse quarante kilos, le costumier Jacques Fonteray s’inspire du portrait du comte-duc d’Olivares par Vélasquez.
Yves Montand et Louis de Funès sur le tournage de La Folie des grandeurs
JT 20h – 20 juillet 1971
Un tournage mouvementé
Le tournage à travers l’Espagne est ponctué d’incidents qui auraient pu être fort ennuyeux, mais qui font sourire Gérard Oury trente ans plus tard : « Grimpé sur une table, mon assistant Emilio, très ancré à gauche, harangua en espagnol, à ma demande, la foule de figurants ramollis sans doute par la chaleur. On devait, ce jour-là, pendre à un gibet et brûler l’effigie de Don Salluste, le ministre impopulaire, prévaricateur et tyrannique qu’incarnait Louis de Funès. Nous sommes dans les studios de Madrid, plusieurs techniciens font parti de la Phalange. Ce film est français et nous pouvons être expulsés du pays du jour au lendemain. Je ne parle pas espagnol, mais je comprends comment mon premier assistant s’y prend pour stimuler l’ardeur de mes deux ou trois cents bonshommes. Il leur explique tout simplement : « On va tourner. A mon signe, pensez tout simplement que c’est Franco qui brûle. Moteur ! Partez ! » Et ça marche formidablement bien. Le mannequin de papier mâché se consume, et la foule en délire applaudit à tout rompre. Ça a fonctionné, oui, mais je passe une soirée déplorable : qu’arrivera-t-il demain matin ? La Folie des grandeurs à l’Escurial, Bibliothèque royale de Tolède, n’est pas tournable ailleurs qu’en Espagne. Heureusement rien ne se passe, et les prises de vue continuent. »
Après quatre mois de tournage, Michel Polnareff est engagé pour écrire la musique du film. Star de la chanson, Polnareff réussit une partition très inspirée et enchante Louis de Funès qui, en rogne sur un plateau de télévision, trouve inadmissible que le disque ne soit pas déjà sorti. La Folie des grandeurs est un énorme succès (5.563.354 spectateurs au total), même si la Gaumont espérait des chiffres plus élevés. Une semaine plus tard, Les Bidasses en folie écrase la concurrence au box-office et les Charlots apportent un vent de nouveauté dans la comédie à la française. Le cinéma d’Oury est-il mort pour autant ? Un certain Rabbi Jacob apportera la réponse deux ans plus tard.
par Jérémie Imbert
Pour en savoir plus :
Gérard Oury, Mémoires d’éléphant (Olivier Orban éditions)
Gérard Oury, Ma grande vadrouille (Plon)
Danièle Thompson (avec Jean-Pierre Lavoignat), Gérard Oury, Mon Père, l’as des as (La Martinière, 2019)
Patrick et Olivier de Funès, Ne parlez pas trop de moi, les enfants ! (Le Cherche Midi)
Bertrand Dicale, Louis de Funès, Grimaces et gloire (Grasset)
Christophe Geudin et Jérémie Imbert, Les Comédies à la française (Fetjaine)