En 1989, l’échec du film Mes Meilleurs copains sonne comme un coup de massue pour ses auteurs, Jean-Marie Poiré et Christian Clavier. Après le triomphe de Papy fait de la résistance (4.104.082 entrées) puis le succès honorable de Twist again à Moscou (1.361.683 entrées), aucun ne s’attendait à une telle déroute, qui les amène plus bas que terre : « Jusqu’à la sortie du film, explique Poiré, je suis une vedette de cinéma, les gens m’appellent, me parlent, me collent… Et d’un coup, il n’y a plus personne. Au cours de cette période, un soir, j’aperçois au théâtre, lors d’une générale, un important producteur français, qui habituellement me téléphonait tous les jours en me disant : « Comment tu vas mon chéri ? Quand est-ce qu’on se voit ? Qu’est-ce que tu fais ? » Là, arrivé à cinquante mètres de moi, il me mime un truc du style : « On s’appelle plus tard… » l’air très occupé. C’était horrible… Tout s’est arrêté. J’en suis même arrivé à vendre Mes Meilleurs copains – ma part en tant que producteur – afin de pouvoir payer mon loyer. »
Christian et Jean-Marie ne se laissent cependant pas abattre. Désireux de repartir sur une franche comédie, et d’ores et déjà dotés d’un sujet béton, à la tonalité nouvelle, ils approchent Alain Terzian, financier aux goûts éclectiques, ayant notamment collaboré avec Denys Granier-Deferre (Que les gros salaires lèvent le doigt ! 1982), Jean-Loup Hubert (La Smala, 1984), Philippe de Broca (La Gitane, 1986) ou encore Pierre Tchernia (Bonjour l’angoisse, 1988).
Leur rencontre était inéluctable, si l’on en croit l’une des règles que suit scrupuleusement Terzian depuis le début de sa carrière. Celui-ci affirme : « Après un échec, un artiste a beaucoup de générosité et une créativité très forte. C’est à ce moment précis qu’il faut lui tendre la main. Voilà ce qui fait la différence entre les saltimbanques et les grands groupes de production. Quand on me demande quel est mon métier, je dis saltimbanque. Un saltimbanque qui a traversé toutes les époques, qui a enseigné en doctorat de sciences éco à la Sorbonne mais qui est passionné par le cinéma depuis toujours. Et c’est ça que je défends. Les grands groupes, eux, au fond, ils se disent quoi ? « Tiens, un carton. Il faut faire la suite. » Moi je pense que notre boulot, c’est l’inverse. Il s’agit de se positionner sur de l’exception. Il faut aller chercher les artistes quand ils sont mal. »
En résulte un dîner mémorable, au Fouquet’s, dans le 8e arrondissement parisien : « Ils m’ont raconté des trucs pendant toute une soirée, se souvient Alain Terzian. Je ne comprenais pas tout, mais qu’est-ce que c’était drôle ! Jean-Marie avait imaginé un film dont aucun acteur ne voulait. Ça s’appelait L’Opération Corned Beef. Pas très inspiré comme titre, un peu space, mais ça nous faisait bien marrer. » (Première, février 2015)
Et il y a de quoi ! Imaginez un savant mariage entre Feydeau… et L’Arme fatale de Richard Donner (1987). Jean-Marie Poiré et Christian Clavier l’ont fait. Lorsqu’ils en développent la narration, ils prennent aussi pour modèle une comédie policière de Martin Brest, Midnight Run, sortie en 1988, avec Robert de Niro et Charles Grodin, ou le mariage impossible entre un chasseur de primes et un escroc-comptable. Un classique dans sa catégorie !
Sur le fond, on reste dans une certaine tradition française, avec un improbable embrouillamini entre un mari (Clavier), sa femme (Valérie Lemercier) et une pseudo maîtresse (Isabelle Renauld). Mais à ce trio des plus banals s’ajoutent plusieurs services secrets – dont un super agent, le Squale (Jean Reno) – ainsi qu’un réseau de trafiquants de drogue débarquant tout droit de Colombie. Soit, une pétulante exhibition qui dégèle le cinéma hexagonal des années 1990. La comédie en particulier a tendance à s’endormir, et le binôme Clavier/Poiré a bien l’intention de lui flanquer une gifle sévère pour la réveiller. Ils en ont de toute façon les moyens : « Avec Jean-Marie Poiré, c’est fabuleux, rapporte Christian Clavier. Il n’y a pas de compromis ou d’abandon entre nous. On se suscite l’un l’autre. Notre travail ensemble est meilleur que s’il s’effectuait seul, à essayer de faire à chaque fois des films différents et baroques. » Durant leurs séances de travail, ils testent chaque invention et réplique trouvée, sans exception. Pour eux, ce qui prime avant tout, c’est le texte, et l’efficacité qui en découle. Le rôle vient ensuite : « Si on fait l’inverse, ajoute Clavier, on tombe dans le contre-emploi égocentrique pour plaire à sa famille et à son agent. Aucun intérêt ! Et il y a des choses pour lesquelles je ne serais pas crédible. Jean-Marie m’a beaucoup appris sur la nécessité de raconter des histoires pour servir les acteurs. » Et Poiré de préciser : « Je crois que la chose la plus essentielle pour un artiste est de surprendre. »
L’Opération Corned Beef est le premier film français à mixer avec une telle énergie humour et action, parodies (Jacques Vabre) et cascades explosives. Luc Besson s’en fera plus tard une spécialité, en produisant dès 1998, et à la chaîne, bon nombre de métrages similaires, tout du moins en apparence, de Taxi à Wasabi. Un fait d’ailleurs assez curieux, car dans un premier temps Besson reproche vivement à Reno de s’être fourvoyé dans cette Opération, qu’il qualifie de « grosse connerie ! » Est-ce cela qui amène le comédien à faire son mea culpa en 1996 dans Studio Magazine ? Jean Reno y déplore : « Je ne suis pas très bon dans ce film, pas plus que dans ma vie privée à l’époque. Je passe le tournage au téléphone. C’est la période de ma vie où je fais la révolution dans ma tronche. »
Toutefois, c’est ce même Luc Besson, et son paternel, Claude, agent de Jean Reno, qui servent d’intermédiaire à Alain Terzian, lorsque celui-ci cherche à prendre contact avec l’acteur du Grand Bleu et à lui soumettre le texte de Corned Beef en vue d’incarner le capitaine Philippe Boulier. Une suggestion soumise à l’origine par Marie-Anne Chazel, pour répondre aux refus successifs de Gérard Depardieu, Daniel Auteuil, Bernard Giraudeau, Thierry Lhermitte, Gérard Lanvin et Pierre Arditi. Poiré révèle les coulisses de cet ultime casting : « En regardant Le Grand bleu, sur les recommandations de Marie-Anne, et après avoir compris que Jean Reno n’était pas un vrai apnéiste, je découvre en fait un acteur inénarrable. Il y a un plan dans le film où il donne un coup de poing, boum, la vitre tombe… J’éclate de rire ! Et sans hésiter, je décide de l’engager sur Corned Beef. Entre-temps, je raconte cela à mon père, qui s’intéressait à ce que je faisais. Lui non plus ne connaissait pas Jean Reno et je lui parle à mon tour du Grand bleu, du personnage, etc. Deux jours après, j’apprends qu’il a convoqué d’urgence son agent, suite à notre conversation, pour lui proposer un film. C’était gonflé. Surpris, j’appelle donc mon père, et il me rétorque, simplement : « Eh ! C’est la loi du show business. » Malgré tout, Jean Reno a préféré faire Corned Beef. Merci Jean Reno ! Et merci à notre scénario qui devait être meilleur… » Terzian conclut : « Jean Reno tournait L’Homme au Masque d’Or au Yucatán avec Marlee Matlin. Le père de Luc Besson lui apporte le script de Corned Beef. Trois jours plus tard, le téléphone sonnait dans mon bureau, avenue de Messine : « Allô, c’est Jean. C’est formidable. On tourne quand ? On signe quand ? », et pendant qu’on parlait, un fax était en train d’arriver : « Nom : Jean Reno. Film : L’Opération Corned Beef. Salaire : Tu mettras ce que tu veux. » C’était lancé. »
Face à ce géant, Christian Clavier est Jean-Jacques Granianski, un psychologue d’entreprise, emphatique, gauche, et vite dépassé par les événements. Affublé d’un costume « petit bourgeois », il ne se sépare jamais de sa pipe, et échappe de justesse à la moustache. Un dérivé moderne de Monsieur Hulot, en stricte dissonance avec le personnage de Boulier, renforcée par les vingt-trois centimètres de hauteur qui séparent les deux hommes : « Le costume est très important et tout se joue au moment où je me vois dans la glace, surenchérit Clavier. Après il faut être. Rentrer dedans. Et faire confiance à l’auteur. Parce qu’en tant qu’acteur, je ne sais faire qu’une seule chose : « apprendre le sens des phrases » (c’est ma prof Tsilla Chelton qui le disait). La base pour moi, c’est de connaître entièrement mon texte le premier jour. Mon texte et celui des autres. J’ai bossé énormément et j’arrive sur le plateau. Et quand j’arrive, je suis vide. J’oublie tout. Je suis tellement dedans que cela me permet d’improviser. J’adore jouer les ridicules. Parce que j’aime la dérision et les défauts des gens. Et quand on interprète des personnages ridicules, je crois que ces défauts deviennent une force… une force d’humanité. »
Autour de ce couple de stars, gravitent une multitude de personnages, dans la lignée des œuvres précédentes du cinéaste, campés par différentes têtes d’horizons distincts : Isabelle Renauld, Jacques François, Marc de Jonge, Raymond Jérôme, Jacques Sereys, Mireille Rufel, Dan Simkovitch, sans oublier Valérie Lemercier, héritant ici du rôle de Marie-Laurence Granianski, secondaire mais néanmoins formidable, initialement pensé pour Carole Bouquet, puis Catherine Jacob. Attrapant cette chance en plein vol, la jeune comédienne à l’énergie redoutable devient dès lors le pendant féminin de Clavier et épate tout le monde. Alain Terzian précise : « C’est Françoise Menidrey (célèbre directrice de casting) qui nous a un jour conseillé d’aller voir une fille qui jouait le rôle 5 ou 6 dans Un Fil à la patte de Feydeau, au théâtre du Palais-Royal. On s’est poilés de rire, et Valérie Lemercier a été castée. »
Sa performance dans L’Opération Corned Beef – d’ailleurs récompensée l’année suivante par une nomination aux César – marque tant les esprits que Jean-Marie Poiré lui certifie rapidement qu’à l’avenir il lui proposera davantage – tout comme il l’avait promis jadis à Josiane Balasko, entre Les Petits câlins et Les Hommes préfèrent les grosses.
Le tournage de L’Opération Corned Beef se déroule entre Mexico et Paris, en passant par le Parc Astérix (à noter qu’il est l’unique film à y avoir posé ses caméras dans le cadre d’une fiction, huit ans avant que Christian Clavier n’incarne lui-même l’emblématique petit Gaulois). Un décor agréable et distractif, engendrant une ambiance bon enfant, comme le confirme Richard Lanoux (fils de Victor), alors régisseur : « Travailler avec Jean-Marie Poiré n’était pas sans surprise, il me faisait penser à une sorte de Jacques Tati jeune et déjanté, j’adorais son humour. » (Victor, mon père, éditions Plon, 2020). Humour qui n’est pas toujours sans risque, surtout lorsqu’il s’agit de le transposer de l’écrit à l’écran. Exemple, lors d’une séquence d’anthologie : afin d’obtenir un effet de vitesse conséquent, Jean Reno s’astreint de piloter la Citroën BX 16 TGS, modèle 1990 – équipée d’une caméra sur la carrosserie, et un ingénieur du son dans le coffre – en lieu et place d’un véhicule-travelling conventionnel. Ainsi, Reno est en mesure de dépasser les cent-quarante kilomètres/heure et d’exécuter la plupart de ses cascades aux côtés d’un Christian Clavier partagé entre le plaisir de jouer la scène à fond et l’angoisse des conséquences probables. Ce qui, à l’image, se remarque. Et l’effet est irrésistible.
Sur la table de montage, Jean-Marie Poiré peaufine son style (multiplication des plans, coupes sèches) et termine d’emballer le tout par une musique relativement inattendue pour une comédie. Il fait appel à Éric Lévi, fondateur du groupe Shakin’ Street (classé hard rock pur), qu’il part rencontrer à Bruxelles, et lui commande une bande son « façon Depeche Mode. » Ce qui n’est pas sans inquiéter le compositeur : « Mais tu ne te rends pas compte combien ça coûte, un disque de Depeche Mode ! C’est quand même des dizaines de partitions superposées… » Ils se mettent malgré tout à travailler sur cette base, guidés par les directives fermes de Poiré : « J’en voudrais là, je veux que tu rajoutes un truc ici… » lui assène-t-il. Le réalisateur reconnaîtra plus tard : « Je lui ai fait faire un score qui, évidemment, serait un mauvais titre de Depeche Mode, mais avec l’image en plus, ça le fait. » (underscores.fr, 2018)
À l’arrivée, 1.475.580 spectateurs répondent à l’appel de cette revivification cinématographique. Un score relativement égal à celui remporté par Twist again à Moscou cinq ans auparavant, en deçà des chiffres espérés si l’on ne prend pas en compte la concurrence de l’époque (Highlander, le retour de Russel Mulcahy, Alice de Woody Allen, L’Histoire sans fin 2 de Georges Miller, Danse avec les loups de Kevin Costner, Un Flic à la maternelle de Ivan Reitman). Pourtant, le film a su, au fil des ans et de ses multiples rediffusions télévisées, trouver sa place dans le cœur du public. Il apparaît aujourd’hui comme un (petit) classique de la Comédie à la française, tout en annonçant la venue d’un futur phénomène : Les Visiteurs. Bref, une opération réussie.
par Gilles Botineau
Pour en savoir plus :
Christian Clavier, Splendid carrière de Gilles Botineau (Christian Navarro éditions, 2016)
Clavier-Poiré : Pour l’amour du rire de Jérémie Imbert et Yann Marchet (Gaumont Vidéo — supplément du DVD/Blu-Ray L’Opération Corned Beef, 2007)
L’Homme qui vit plus vite que son ombre de Jérémie Imbert et Yann Marchet (Gaumont Vidéo — supplément du coffret DVD 5 films de Jean-Marie Poiré, 2007)
Jean-Marie Poiré, Juste une mise au point de Sébastien Labadie (Moneypenny Productions, 2020)