Coup de cœur de la rédaction à l’unanimité, The Square a provoqué beaucoup d’éclats de rires lors de sa projection cannoise mais a également soulevé les passions auprès des festivaliers. Quand le film a obtenu la Palme d’or, l’exploit était de taille car, selon Thierry Frémaux, « la comédie reste le seul genre cinématographique que nous avons du mal à légitimer [au festival]. »
La nouvelle comédie de Ruben Östlund confirme tout le bien que nous pensons du cinéaste après son fascinant Snow Therapy, une incroyable comédie conjugale corrosive sur fond d’avalanche dans les Alpes.
The Square est un film très provocateur, et à l’humour grinçant. En une satire inattendue, de nombreuses tranches de nos vies contemporaines sont passées au vitriol à travers le regard acéré du cinéaste. Parmi les nombreux thèmes abordés, l’art moderne et contemporain (pour lequel nous cherchons très souvent un sens) sert de catalyseur à la moquerie mais aussi à la réflexion. Et la conclusion de cette farce donne tout son sens au fameux carré du protagoniste : sortir du cadre et s’ouvrir aux autres.
Le cinéaste nous a confié qu’il avait passé une soirée au cours de laquelle Larry David (co-auteur de Seinfeld ; créateur et acteur de Curb Your Enthusiasm) et ses camarades humoristes se racontaient des histoires, les testant pour en retenir les meilleures, et que lui-même s’est inspiré de ce genre d’histoires personnelles pour nourrir ses films. Certaines scènes de The Square peuvent surprendre, voire choquer (la mendiante dans le fast food, ou encore la scène du préservatif). Elles sont pourtant toutes issues de faits réels vécus par les proches du metteur en scène : son ex-femme qui a suivi le signal de son mobile volé, ou encore le concours de pom-pom girls inspiré par une de ses propres filles.
Dans des scènes à l’atmosphère parfois pesante, Östlund fait surgir le burlesque et l’absurde quand on s’y attend le moins, comme dans les films du mexicain Luis Buñuel, cinéaste provocateur cité par le réalisateur suédois fraîchement palmé (on pense notamment à l’apparition SM de Michael Lonsdale dans Le Fantôme de la liberté). La scène de l’homme-gorille balancé en plein dîner mondain s’inscrit directement dans la lignée des grandes comédies au burlesque dénonciateur d’Harold Lloyd, Buster Keaton ou les Marx Brothers, mais aussi des français Jacques Tati (nuit de fête au Royal Garden dans Playtime) et Pierre Richard (la réception chez les Gastier dans Le Distrait), sans oublier l’incontournable The Party de Blake Edwards. Cette figure burlesque du brûlot qu’on balance dans une soirée chic pour la faire voler en éclat, et dénoncer ainsi certains comportements humains, est réinventée ici par Ruben Östlund qui joue dans sa mise en scène sur un équilibre subtil entre malaise et rire salvateur, délivrant au passage une scène puissante.
Le réalisateur avoue avec humilité et passion que son intention était bel et bien de susciter des réactions fortes. Sa plus grande satisfaction ? Montrer son film dans la grande salle du palais à Cannes, et tendre un miroir à des gens en costards regardant d’autres gens en costard se faire « envahir » par un élément perturbateur, l’homme-gorille. La mise en abyme était osée et ambitieuse : elle lui a tout de même valu la plus haute distinction sertie de soixante-dix petits diamants incrustés.
Au sujet des réactions que provoquent ces scènes sur le public, Ruben Östlund répond qu’il ne souhaite surtout pas juger les personnages mais plutôt témoigner de la rupture soudaine du « contrat social » inhérent à toute relation ou communication entre deux individus. Le comique surgit alors du grand écart entre les deux pôles communiquant, à l’image de la scène ci-dessous entre Christian et Anne, la journaliste américaine avec qui il a couché et qui, contrairement à lui, s’est attachée sentimentalement.
Après l’âge d’or de la comédie américaine, celui de la comédie italienne ou britannique, et de la comédie française, Ruben Östlund serait-il en train de guider la Suède vers un nouvel âge d’or de la comédie ? Après la thérapie dans les Alpes, osez entrer dans le carré !
par Jérôme Antezak
Scénario/Réalisation : Ruben Östlund
Casting : Claes Bang, Elisabeth Moss, Dominic West, Terry Notary, Christopher Laessø, Marina Schiptjenko, Elijandro Edouard, Daniel Hallberg, Martin Sööder, Sofie Hamilton…
Pays : Suède, Allemagne, France, Danemark
Durée : 2h25
Distribution : Bac Films
Synopsis : Christian est un père divorcé qui aime consacrer du temps à ses deux enfants. Conservateur apprécié d’un musée d’art contemporain, il fait aussi partie de ces gens qui roulent en voiture électrique et soutiennent les grandes causes humanitaires. Il prépare sa prochaine exposition, intitulée « The Square », autour d’une installation incitant les visiteurs à l’altruisme et leur rappelant leur devoir à l’égard de leurs prochains. Mais il est parfois difficile de vivre en accord avec ses valeurs : quand Christian se fait voler son téléphone portable, sa réaction ne l’honore guère… Au même moment, l’agence de communication du musée lance une campagne surprenante pour The Square : l’accueil est totalement inattendu et plonge Christian dans une crise existentielle.