Acteur, clown, cinéaste et dessinateur, Pierre Étaix nous a quittés le 14 octobre 2016 à l’âge de 87 ans.
Croisement physique entre Max Linder et Buster Keaton, le personnage créé par Pierre Étaix s’inscrit dans la lignée des maîtres du burlesque, de Charlie Chaplin à Jacques Tati, en passant par Harry Langdon, Harold Lloyd ou Laurel et Hardy. Le destin d’Étaix bascule en 1956 lorsqu’il débarque à Paris, ses dessins sous le bras, afin de se faire engager par le grand Jacques Tati, déjà auréolé des triomphes de Jour de fête et Les Vacances de Monsieur Hulot. Alors qu’il est en pleine préparation de Mon oncle, le cinéaste accueille le jeune homme dans l’équipe. Ce dernier dessine des décors, imagine et fabrique des accessoires, propose des gags, et crée l’affiche du film [Pour en savoir plus, cliquez ici].
Chez Tati, il croise Jean-Claude Carrière, qui partage la même passion que lui pour le slapstick américain. De cette rencontre naît Rupture, un court-métrage diffusé en première partie de La Guerre des boutons d’Yves Robert. Ainsi apparaît pour la première fois sur grand écran le personnage créé sur scène par Pierre Étaix, qui découvre à cette occasion l’art du montage. « L’essentiel pour nous était de trouver un personnage dans la peau duquel il se sente à l’aise, par rapport à son physique, à l’étonnante élasticité de son corps, et à l’extraordinaire précision de ses gestes, qui lui viennent évidemment du music-hall, de la prestidigitation, de tout ce qu’il a fait avant », raconte Jean-Claude Carrière.
Un mois plus tard, Étaix récidive avec Heureux anniversaire, affinant son personnage dans un Paris embouteillé où les gags s’enchaînent sans arrêt durant douze minutes. Ce bijou burlesque obtient l’Oscar du meilleur court-métrage à Hollywood en 1963.
Le 15 septembre 1961, les deux compères proposent au fidèle Paul Claudon, le producteur des deux courts, une idée de long-métrage sur laquelle ils travaillent depuis plus de deux ans autour du personnage d’Étaix : Le Soupirant « Le principe même du film comique tel que nous l’avons conçu – et nous ne sommes pas les premiers, nous étions dans une tradition -, explique Carrière, c’est d’avoir une situation extrêmement simple et le moins de scénario possible. Le soupirant : un jeune homme veut se marier. Ce qui compte, c’est comment nourrir cette situation ».
Après six mois passés sur le découpage puis trois mois de préparation, le tournage démarre enfin le 5 juin 1962. Malgré un budget d’un million de francs, l’équipe ne compte que douze personnes. Carrière s’improvise même perchman. À deux, ils préparent le décor et tous les accessoires qui auront un rôle prépondérant : des boules Quiès, une bague, un briquet une silhouette féminine en carton, un service à thé… Durant quatorze semaines, Étaix passe devant et derrière la caméra avec un souci du perfectionnisme inspiré de ses modèles (Keaton, Laurel et Hardy, Tati…). « Dans les films de Pierre, le montage est prévu dès l’écriture », raconte Carrière. Étaix dessine tout, des mouvements de caméra aux visages des personnages tels qu’il les voit : pratique pour le cadreur et le maquilleur ! Dans la lignée des films de Tati, la bande-son du Soupirant se compose de musique, de beaucoup de bruitages et de très peu de dialogue. Clin d’œil irrésistible d’ironie lorsque sa mère entre dans sa chambre, constate les dégâts puis, alors qu’il n’a pas prononcé un seul mot, lui déclare : « Est-ce que tu ne pourrais pas faire un peu moins de bruit ? »
Étaix a choisi un comique à base d’observation : « le détail qui paraît anodin pour celui qui ne sait pas observer peut être une source de gags, à condition que le personnage soit attachant. S’il n’est qu’une silhouette mêlée à des gags mécaniques, il ne peut pas convaincre et défendre une situation dramatique. » Néanmoins, le regard de Jean-Claude Carrière est nécessaire au cinéaste pour tester ses idées de gags. « Nous ne sommes que deux, confiait Carrière en 1968, et si on se rappelle la façon dont travaillait Harold Lloyd, Keaton et les autres acteurs-auteurs comiques de cette époque, il y avait des équipes de gagmen qui leur cherchaient des sujets, et à l’intérieur de ces sujets, leur cherchaient des gags. Il est certain que si Étaix et moi avions des gens qui viennent nous apporter des gags, cela nous aiderait énormément, mais nous n’en connaissons pas. »
Comme pour ses autres films, Étaix organise une projection-test, afin d’observer les réactions des spectateurs. Il peut ainsi affiner le timing des effets comiques. Plébiscité par la critique, Le Soupirant est un énorme succès public vu par 1.513.512 spectateurs dans l’Hexagone. En 1963, il obtient le Prix Louis Delluc, le Grand Prix du Film Comique de Moscou, et le Grand Prix du Festival International d’Acapulco, et reste à ce jour le plus gros succès du cinéaste.
Dans les mois suivants, plutôt que d’écrire une suite aux aventures du soupirant (en Suède, un producteur lui propose même de raconter la vie du jeune homme avec sa femme suédoise), Étaix et Carrière écrivent Yoyo, l’histoire d’un châtelain qui abandonne tout pour suivre une écuyère et vivre la vie des artistes voyageurs. Pour ce film, Étaix ne veut pas d’acteurs professionnels : « Je veux choisir à travers le monde des funambules, des jongleurs, qui sont de bien meilleurs acteurs que les comiques. »
À sa sortie le 19 février 1965, le film n’est pas un succès (686.569 entrées), mais il obtient le Prix de l’Office Catholique International et le Prix du film pour la jeunesse lors du Festival de Cannes en 1965. Au fil du temps, Yoyo devient culte, et entre dans la légende dorée du cirque.
Suite au demi-échec de Yoyo, le producteur Paul Claudon réduit le budget de Tant qu’on a la santé, le troisième long-métrage de Pierre Étaix, écrit bien évidemment avec Jean-Claude Carrière. Pensé en Cinémascope couleurs et en son stéréo, le film est finalement tourné en noir et blanc au format 1.66 et en son mono entre août et octobre 1965. Le premier montage sorti en 1966 avec pour fil conducteur le personnage interprété par Étaix ne satisfait pas le cinéaste, qui considère cet artifice inutile et nocif. Quatre ans plus tard, il décide de remonter son film dans une version fidèle à son intention d’origine, coupée en quatre parties distinctes. À sa sortie le 25 février 1966, le film déroute le public mais totalise tout de même 812.742 entrées.
Après une courte apparition en 1965 dans Le Voleur de Louis Malle, Étaix revient derrière la caméra en 1969 avec un quatrième long-métrage intitulé Le Grand amour. L’argument : un quadragénaire marié tombe amoureux de sa jeune secrétaire. Tournée à Tours, cette comédie tragi-burlesque est le premier film en couleurs du cinéaste. Au programme, un mélange subtil de gags sophistiqués (les bruits qui troublent la cérémonie de mariage), de séquences oniriques (la fameuse promenade en lit), et de ragots façon The Gossips de Norman Rockwell provoquant des catastrophes en série. Entouré de ses amis clowns, Étaix campe un personnage atteint du démon de midi et réussit à faire surgir le comique avec un sujet qui ne l’est pas. À sa sortie le 21 mars 1969, le film attire 691.076 spectateurs dans les salles de l’Hexagone.
À l’occasion de la promotion du Grand amour dans l’émission Monsieur Cinéma datée du 23 mai 1969, Pierre Étaix piégeait Pierre Tchernia dans la Caméra Invisible concoctée par Jacques Rouland.
Longtemps invisibles suite à quelques démêlés juridiques, les films de Pierre Étaix sont à nouveau visibles depuis 2010 dans un coffret DVD édité par Arte incluant les quatre comédies majeures du cinéaste, Le Soupirant (1962), Yoyo (1965), Tant qu’on a la santé (1966) et Le Grand amour (1969), ainsi que ses court-métrages Rupture (1961), Heureux anniversaire (1962) et En pleine forme (1971), et son documentaire Pays de cocagne (1971). En complément : un portrait d’une trentaine de minutes intitulé Pierre Étaix, naturellement réalisé par sa compagne ; L’Île aux fleurs (1989), un excellent court-métrage de Jorge Furtago ; Le Cauchemar de Méliès, un film vidéo réalisé en 1988 par Étaix dans le cadre d’un hommage à Georges Méliès ; enfin un livre de 112 pages intitulé La Grosse tête, écrit et illustré par Pierre Étaix.
Bibliographie sélective
Le Métier de Pierre Étaix de René Marx (Éditions Henri Berger, 1994)
C’est ça Pierre Etaix de Odile et Marc Étaix (Éditions Séguier/Arte Éditions, 2015)
par Jérémie Imbert