« La Comédie, ça se vouvoie. »
Jean Rochefort
Sommité inestimable de la Comédie à la française, ayant su allier raffinement et extravagance, le comédien Jean Rochefort nous a quittés le 9 octobre 2017 à l’âge de 87 ans.
Né le 29 avril 1930 à Paris, Jean Rochefort entame sa carrière de comédien dès l’âge de vingt-trois ans, sur scène, après avoir suivi les cours de l’école de la rue Blanche, puis ceux du Conservatoire national supérieur d’art dramatique à l’aube des années 1950, où il côtoie notamment Jean-Paul Belmondo et Jean-Pierre Marielle. De ce télescopage germe une très forte amitié, essentielle même, puisque c’est grâce à eux – et aussi un peu au hasard – qu’il parvient progressivement à se faire une place de choix au cinéma.
En 1961, Bébel, devenu une immense vedette, choisit au préalable d’imposer son copain Marielle au casting du film Cartouche, une comédie d’aventure signée Philippe de Broca. Las, pris par d’autres engagements, celui-ci se voit dans l’obligation de décliner, et Rochefort de le remplacer. Une chance, car le long-métrage triomphe, attirant plus de trois millions six cent mille spectateurs.
Rapidement, et inévitablement, l’équipée se reforme donc au profit de nouvelles aventures qui les portent cette fois en Orient, pendant près de quatre mois, pour l’adaptation (très libre) d’un roman de Jules Verne, Les Tribulations d’un Chinois en Chine. L’excentricité est accentuée, et le succès se confirme. Sauf du point de vue de de Broca, qui émet de dures réserves : « Même si les enfants l’ont aimé, je n’aime pas beaucoup ce film : il y en a trop. Mais c’est de ma faute, j’en suis totalement responsable. J’ai voulu faire un super-Barnum. » Il n’empêche, la collaboration entre le cinéaste et Jean Rochefort se poursuit, toujours dans le registre de la comédie, quoique davantage orientée vers la tendresse, voire parfois l’émotion pure : Le Diable par la Queue en 1969, et Le Cavaleur en 1979. À propos de ce dernier, l’acteur justifie : « Après avoir lu le scénario, que j’aimais énormément, j’ai prévenu Michel Audiard et Philippe que j’allais immanquablement emmener le film vers un « petit désespoir », car je n’y voyais pas une pure comédie. Je trouvais sinistre cette attitude consistant à courir comme un malade à cinquante ans passés. Il y a là une évidente manifestation d’angoisse, un malaise typique du comportement donjuanesque, une volonté de nier le temps… »
Durant les années 1970, Jean Rochefort a la chance également de croiser la route d’Yves Robert, qui l’engage d’abord pour le rôle du machiavélique Colonel Toulouse dans Le Grand Blond avec une chaussure noire, une fine parodie d’espionnage coécrite par Francis Veber. Le script emballe Rochefort, comme en témoigne le metteur en scène au travers de ses mémoires (Un homme de joie, Flammarion) : « Il m’annonça, à sa manière anglaise, en parlant de son personnage : « Mais dis-moi, il y a quelque chose à faire avec cela… »
L’avenir le démontre aisément. Porté par un casting judicieusement éclectique (Pierre Richard, Mireille Darc, Jean Carmet, Bernard Blier) où chacun réalise un numéro d’anthologie, le film fait des ravages au box-office – désormais, il est un classique du petit écran – et donne naissance à une suite, Le Retour du Grand Blond, deux ans plus tard. « Jean Rochefort m’impressionnait beaucoup, raconte Pierre Richard dans ses mémoires (Je sais rien, mais je dirai tout, Flammarion). Je pressentais chez lui une intelligence vive, mais volontiers tournée vers le sarcasme. En tout cas, il fut un Toulouse absolument parfait. Il avait parfois les intonations de Louis Jouvet. Et moi, Louis, je le vénérais. »
Fin 1970, entre deux autres merveilles cinématographiques (Salut l’Artiste, au côté de Marcello Mastroianni, et Courage fuyons, en compagnie de Catherine Deneuve), un second diptyque termine d’asseoir la notoriété de Jean Rochefort auprès du public : Un éléphant ça trompe énormément / Nous irons tous au paradis ou « l’histoire très agitée des démêlés de certains hommes avec certaines femmes qui ne sont pas nécessairement les leurs. » [lire notre dossier Un éléphant au paradis : secrets de tournages] Il se trouve qu’Yves Robert est encore aux manettes, mais soutenu ici par une nouvelle plume, et pas des moindres : celle de Jean-Loup Dabadie. Ce dernier est d’ailleurs à l’origine du projet : « Un jour, on déjeune ensemble, je lui parle du côté star-system des Delon et Belmondo et lui dis que je ne pourrai pas continuer dans ce métier avec ces acteurs-patrons. L’idéal serait qu’on puisse faire un film avec des bons acteurs qui ne se prennent pas la tête, des amis avec lesquels on aime manger et rigoler, pas des égoïstes fâcheux qui pinaillent pour grappiller des scènes et écrasent le budget par la folie de leurs cachets. Yves approuve et me demande qui je verrais parmi mes potes. Je lui réponds Bedos, Brasseur (même s’il faisait parfois un peu son cinéma). Puis, je lui retourne la question, et il me sort le nom de Rochefort. Il me parle aussi de Philippe Noiret. Je cherche donc une histoire sur quatre amis d’une quarantaine d’années. Encore fallait-il trouver ce qui les réunit en dehors des femmes. Qu’est-ce qui peut pousser des hommes adultes, ayant chacun un boulot, à se retrouver une fois par semaine et à partager rires, angoisses, engueulades ? La partie de cartes ? Déjà fait. La maison de campagne ? Je l’avais déjà écrit pour Sautet avec Vincent, François, Paul et les autres. Et là, je lance à Yves : le tennis ! »
À l’arrivée, d’énièmes triomphes, Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis cumulant près de cinq millions d’entrées in globo. Hors cadre, en revanche, le temps n’est pas forcément au beau fixe, sans toutefois crier à l’orage. C’est ainsi qu’en 2013 Jean Rochefort révèle au journal Le Figaro les coulisses de ces tournages : « Nous avions beaucoup d’admiration et d’estime les uns pour les autres. Un peu moins pour Bedos… Mais il s’est révélé magistral. »
En marge, le réalisateur Patrice Leconte connait bien pire sur son premier long-métrage, Les Vécés étaient fermés de l’intérieur. Avec Rochefort, le conflit est frontal, et son partenaire, Coluche, n’aide guère à une possible réconciliation. En 1975, le cinéaste accouche donc dans la douleur (le tout accentué par les 464.000 entrées du box-office et des critiques désastreuses) mais ne tient pas à rester sur cet échec. Raffermi par d’heureuses expériences (Les Bronzés, Viens chez moi j’habite chez une copine, etc.), il revient à la charge onze ans après, le scénario de Tandem sous le bras : « Au départ, ce n’était pas prévu pour Jean Rochefort, mais pour Roger Pierre. Puis, j’ai pensé à Jean parce qu’il y avait un contentieux, parce qu’il m’avait trop mal jugé et parce que je voulais refaire du cinéma avec lui pour que nous ayons enfin du plaisir à travailler ensemble. »
Ce qu’il advient. Réconciliés, Leconte et Rochefort se retrouvent ensuite avec une certaine régularité, du sous-estimé Tango en 1993, à la consécration de Ridicule en 1996 (ouverture du Festival de Cannes, quatre César dont ceux du Meilleur Réalisateur et du Meilleur Film, représentant français aux Oscars), sans oublier Les Grands Ducs sorti la même année, un bide incompréhensible, mais aujourd’hui culte, de par son casting choc (Rochefort, Noiret, Marielle), ses répliques détonantes et son rythme effréné. Un véritable must en la matière.
En 2003, Laurent Baffie propose à Jean Rochefort un irrésistible caméo au sein de son unique long-métrage, Les Clefs de Bagnole. L’acteur n’a qu’une seule réplique… mais quelle réplique ! La voici, au mot près : « J’ai tourné avec les plus grands… C’est pas pour tourner avec les plus petits ! » Magistral, et tellement approprié : en soixante ans, l’artiste aura servi avec maestria les textes de Michel Audiard (Comment réussir… quand on est con et pleurnichard), Bertrand Blier (Calmos), Jean-Michel Ribes (La Galette du Roi), Pierre Salvadori (Cible émouvante), Francis Veber (Le Placard), auxquels s’ajoutent divers noms subsidiaires : Alain Jessua (Frankenstein 90), Fabien Onteniente (Tom est tout seul), Tricicle (Palace), Alain Chabat (RRRrrrr!!!), Edouard Baer (Akoibon), Antoine de Caunes (Désaccord parfait), Steve Bendelack (Les Vacances de Mr. Bean) et Etienne Chatiliez (Agathe Cléry).
« Quelle leçon ! »
par Gilles Botineau