Qu’ont en commun Henri Serin, le VRP bretagnophile des Galettes de Pont-Aven, Bob Morlock, le pornographe d’On aura tout vu, Tony, le bonimenteur satyre de Charlie et ses deux nénettes, Jérôme Bouvier, l’expert-comptable roublard de Signes extérieurs de richesse et Georges Cox, le bateleur cabotin des Grand ducs ? Réponse : la moustache de Jean-Pierre Marielle, indissociable des grandes heures de la comédie tricolore et accessoire premier d’une filmographie au poil. Depuis la fin des années 1950, l’acteur fétiche de Joël Séria a déployé son impressionnant mètre 85 et son verbe impérieux dans plus d’une centaine de longs-métrages, naviguant indifféremment entre la truculence franchouillarde et la noblesse dramatique. Trésor national et interprète de haut prestige, il est le Commandeur de la Comédie à la française.
Né le 12 avril 1932, Jean-Pierre Marielle vient de nous quitter le 24 avril 2019 à l’âge de 87 ans.
« Enfant, je n’ai jamais seulement rêvé d’être un acteur ou eu l’impression d’être promis à un destin singulier. Ma mère m’emmenait à la Comédie-Française, je voyais des films, mais sans imaginer que j’appartiendrais à ce monde. D’une manière générale, j’étais remarquablement dénué d’ambition. »
Jean-Pierre Marielle à propos de son parcours
Les rendez-vous du dimanche – 3 octobre 1976
Vu dans plus de cent films, l’artiste aura pourtant marqué l’histoire de la Comédie à la française – et celle du cinéma en général – par son élégance, sa gouaille ou sa voix grave… sans oublier son inégalable moustache ! « Aussi loin que je me souvienne, disait-il, elle a toujours été là. Je pense être né avec. Comme Jean Rochefort. Peut-être sommes nous siamois, unis par une moustache, séparés à la naissance. »
Jean-Pierre Marielle s’adonne au genre dès 1957, l’année-même de ses débuts face caméra, en compagnie des metteurs en scène Pierre Chevalier (Fernand clochard), Patrice Dally (Le Grand bluff) et Henri Decoin (Charmants garçons). Il poursuit sur sa lancée la décennie suivante, et côtoie le meilleur de cette fastueuse période : Robert Lamoureux (La Brune que voilà), Marcel Ophuls (Peau de banane, aux côtés de deux de ses amis issus du Conservatoire, Jean-Paul Belmondo et Claude Brasseur), Jean Girault (Faites sauter la banque, où il se frotte à Louis de Funès), Yves Robert (Monnaie de singe), Jean Becker (Échappement libre, Tendre voyou), Gilles Grangier (L’Homme à la Buick, avec Fernandel), Philippe de Broca (Le Diable par la queue, Les Caprices de Marie)… En somme, une succession de tournages qui lui laissent généralement d’agréables impressions, comme en témoigne cette anecdote : « Sur le plateau de Relaxe-toi chérie (Jean Boyer, 1964), Fernandel préférait apporter sa gamelle plutôt que de manger à la cantine. Après quelques jours de tournage, lors de notre première rencontre, il me tendit une fourchette et me proposa d’en profiter. Cela devait être, dans son esprit, la preuve ultime de son amitié, la promotion la plus noble. J’étais ému. »
Au cours des années 1970, Marielle devient une des muses du scénariste Francis Veber, qui écrit pour lui La Valise, puis On aura tout vu, tous deux réalisés par Georges Lautner. Il est, dans le premier, le Major Bloch, un agent secret israélien grillé « à cause d’une femme » alors qu’il exécute une mission sur le territoire libyen. Le trio qu’il constitue avec Mireille Darc et Michel Constantin permet de réunir plus d’un million de spectateurs. Même succès pour On aura tout vu, où il prête ses traits au culotté Bob Morlock, un producteur de films pornographiques. Une très belle réussite, servie par un casting quatre étoiles : Henri Guybet, Gérard Jugnot, Renée Saint-Cyr, Sabine Azéma, sans oublier une partie de la troupe du Splendid, et bien sûr Pierre Richard. Ce dernier raconte à son propos : « Ce qui me fascinait chez lui, c’est l’acteur avec un grand A. Il fait incontestablement partie de mes préférés. Il est sans nul doute le « con… comme la lune » le plus sublime du cinéma français. C’est un compliment. Jouer les cons au cinéma, ce n’est pas donné à tout le monde. Je crois qu’il faut être très intelligent pour jouer les cons. Un peu comme il faut être très adroit pour jouer les maladroits. Intelligent, lui, il l’est particulièrement. Il y ajoute une dimension toute personnelle. C’était un con, certes, mais un con satisfait : magistral ! » Marielle ajoute : « Je n’ai jamais eu l’impression de me superposer parfaitement à un personnage : j’essaie seulement de rendre familière sa silhouette, de lui accorder de la compassion, mais de ne pas trop y apparaître. »
Plus sentimental, Cause toujours… tu m’intéresses (1979), à nouveau conçu par Veber mais dirigé cette fois par Édouard Molinaro, l’oppose à Annie Girardot, avec qui il forme un couple au charme certain. C’est d’ailleurs la seconde fois qu’ils partagent le haut de l’affiche (Cours après moi que je t’attrape de Robert Pouret, en 1976).
Parallèlement, Jean-Pierre Marielle traverse différents univers dont ceux de Claude Berri (Le Pistonné, Sex-Shop, Un moment d’égarement), Michel Audiard (Comment réussir quand on est con et pleurnichard), Bertrand Blier (Calmos), Michel Vianney (Plus ça va, moins ça va) ou encore de Gérard Pirès (L’Entourloupe), au travers desquels il parvient à imposer peu à peu son mordant.
Toutefois, c’est sa collaboration avec l’auteur-réalisateur Joël Séria qui lui fait atteindre sa quintessence comique. Il en analyse la raison au sein de ses mémoires, Le Grand n’importe quoi parus en 2010 : « Ni faiseur ni metteur en scène, Séria a un ton presque célinien dans sa liberté quasi anarchiste, qui n’appartient qu’à lui mais qu’il a bien voulu partager avec moi. Il m’a permis d’abandonner les personnages plus conventionnels que l’on me faisait alors jouer et m’a invité dans son monde. » Le binôme s’associe dans un premier temps sur Charlie et ses deux nénettes, en 1973, film rapidement suivi par Les Galettes de Pont-Aven et …Comme la lune. Séria précise : « J’ai pris un tel plaisir à travailler avec Marielle sur Charlie et ses deux nénettes – ce n’était pas un grand rôle, mais il a vu ce qu’il pouvait en faire et il l’a fait magnifiquement – que j’ai eu l’idée d’un sujet pour lui ensuite. Je le voulais en vedette désormais. »
Jean Pierre Marielle à propos du film « Les Galettes de Pont-Aven »
Dimanche illustré – Monsieur cinéma – 6 juillet 1975
Heureuse décision : Les Galettes… franchit, à juste titre, la barre du million de spectateurs, et si …Comme la lune, n’atteint pas les mêmes chiffres, son aura ne cessera de gonfler au fil du temps. Et Jean-Pierre Marielle de gagner ainsi définitivement ses galons d’incontournable. Il faut dire que les répliques dont Séria l’affuble atteignent des sommets. En voici une infime sélection :
Les Galettes de Pont-Aven
« Comment veux-tu que je m’entende avec cette conne ? C’est une catho ! Une bigote ! C’est une merde ! »
« Tu sens la pisse toi… Pas l’eau bénite. »
« Laisse-moi… Que j’vive… Que j’respire… Ah nom de Dieu, j’étouffe ! Oh t’es bonne ! Oh tu sens bon ! Oh tu sens bon toi ! Oh t’es bonne ! Oh t’es bonne ! Oh nom de Dieu ! Oh nom de Dieu de bordel de merde ! »
…Comme la lune
« Ça mitraille sec ! »
« C’est un beau p’tit morceau hein ? Elle vaut bien son coup de chevrotine ! »
« J’suis devenu une bite… Je la cartonne à longueur de journée. »
Il n’empêche, à partir des années 1980, sa carrière dans les salles obscures s’avère nettement – et curieusement – moins prolixe. Il y retrouve malgré tout d’anciennes connaissances : Blier, pour Tenue de Soirée, Jean-Paul Belmondo, dans Hold-up signé Alexandre Arcady, Séria, avec Les Deux crocodiles. Il s’essaye également au délire façon Christian Gion (Pétrole ! Pétrole !) avant de découvrir l’humour tendre de Jacques Monnet (Signes extérieurs de richesse).
Parmi ses derniers coups d’éclat, citons évidemment Les Grands ducs de Patrice Leconte, en 1996, dans lequel il s’amuse auprès de Philippe Noiret et Jean Rochefort, ses éternels complices – un bide à sa sortie, culte aujourd’hui ! Le cinéaste se rappelle : « Sur le tournage, Marielle était le plus fou des trois, car le plus imprévisible. Il nous a d’ailleurs joué des tours pendables. Par exemple, il était prévu au scénario qu’il mette un tailleur rose quand il arrive dans la pièce Scoubidou, pièce que jouent nos trois acteurs de deuxième zone. Et d’un coup il ne voulait plus du tailleur, à cause de son fils, disait-il. « Si François me voit en tailleur, je n’aurai plus d’autorité sur lui. » Pendant la préparation, il s’obstine, annonce préférer ne pas faire le film qu’être obligé d’apparaître ainsi. J’en parle à la styliste, Anne Perier, on cherche autre chose : le mettre en scaphandrier, en toréador, en écossais… Mais ça voulait dire réécrire le texte de la pièce, et puis c’était beaucoup moins bien… Le tournage commence, et on n’avait toujours pas trouvé de solution. C’était un vrai problème. Et puis un jour, je ne sais comment, la styliste l’a convaincu. D’un seul coup il a changé d’idée. Vite, vite, on décide de commencer à tourner, avant qu’il n’en change à nouveau. Nous l’attendons à la sortie de sa loge. Et d’un coup, de la loge, de nouveaux cris. Il hurle : « Non, non, ça ne va pas. » Je me dis que, ça y est, c’est de nouveau la catastrophe. Il sort comme une tornade, nous regarde, et très sérieusement nous dit : « Où sont les boucles d’oreilles ? Je ne peux pas mettre un tailleur sans boucles d’oreilles… » On lui a amené en catastrophe deux clips, il les a mis, et a ponctué : « Voilà, c’est mieux, non ? Patrice, on y va quand vous voulez. »
Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle à propos de leur amitié
Mardi Cinéma – 8 juin 1982
On le recroise quelques années plus tard à l’affiche de Faut que ça danse ! (2007) sous la direction pointilleuse de Noémie Lvovsky, puis d’un énième Blier, Les Acteurs, une jolie déclaration d’amour à la profession, avec notamment Jacques Villeret, Michel Serrault, André Dussollier, Alain Delon, Claude Rich et Michel Piccoli. Comme la majorité, Marielle y incarne son propre rôle, et révèle une inquiétude, celle de ne plus être écouté, face à un serveur qui tarde à lui apporter un petit pot d’eau chaude. Aussi drôle que touchant. En 2014, enfin, il se voit proposer d’interpréter, l’espace d’un instant, le père de Christian Clavier, dans l’adaptation d’une pièce de théâtre écrite par Florian Zeller, Une heure de tranquillité, revisitée sur grand écran à la sauce Leconte. Loin d’être un triomphe, ce long-métrage permet au comédien, néanmoins, de quitter les feux des projecteurs sur un ultime éclat de rire.
Son plus grand regret, clamait-il, c’est « de n’avoir jamais été heureux, complètement heureux » de ce qu’il faisait sur une scène ou un plateau. « Il y a quelque chose d’adolescent dans cet idéal de voyage intérieur, d’oubli de soi dans un personnage, d’abandon sans prétention. On ne s’oublie jamais, on ne s’envole jamais ailleurs. Un poète s’échappe, mais le comédien reste un interprète de partition, il ne crée finalement rien. » En ce qui nous concerne, le bonheur fut total !
par Gilles Botineau
Pour en savoir plus :
Jean-Pierre Marielle, Le Grand n’importe quoi (Calmann-Lévy)
Philippe Noiret, Mémoires cavalières (Robert Laffont)
Pierre Richard, Jérémie Imbert, Je sais rien mais je dirai tout (Flammarion)
Jean-Philippe Guérand, Jean Rochefort, Prince sans rire (Robert Laffont)
Georges Lautner, On aura tout vu (Flammarion)
Patrice Leconte, Hubert Prolongeau, J’arrête le cinéma (Calmann-Lévy)
Édouard Molinaro, Intérieur soir (Anne Carrière)
Francis Veber, Que ça reste entre nous (Robert Laffont)