Immense acteur, scénariste et dialoguiste hors pair, ayant signé avec Agnès Jaoui quelques comédies incontournables du cinéma français, Jean-Pierre Bacri nous a quittés le 18 janvier 2021 à l’âge de 69 ans.
Né le 24 mai 1951 à Castiglione en Algérie, le petit Jean-Pierre a 11 ans lorsqu’il débarque à Cannes avec ses parents. À 25 ans, il décide de s’installer à Paris, et s’inscrit rapidement au Cours Simon et au Cours de Jean Périmony afin de se former au métier d’acteur, tout en écrivant des pièces de théâtre et des scénario afin d’élargir sa palette de jeu et de se donner les rôles qu’on ne lui donne pas. Dans les années 1980, avant d’aborder le genre de la comédie, on aperçoit sa silhouette chez Alexandre Arcady (Le Grand pardon, 1982 – Le Grand carnaval, 1983), Diane Kurys (Coup de foudre, 1983), Claude Lelouch (Édith et Marcel, 1983), Claude Pinoteau (La 7ème cible, 1984), Luc Besson (Subway, 1985), Jean-Charles Tacchella (Escalier C, 1985), ou Jacques Deray (On ne meurt que deux fois, 1985).
Jean Pierre Bacri à Mardi Cinéma
En 1986, on retrouve l’acteur dans une comédie de Jean-Michel Ribes, La Galette du roi, aux côtés de Jean Rochefort, Pierre-Loup Rajot, Roger Hanin, Pauline Lafont, Jacques Villeret, Christophe Bourseiller, Claude Piéplu, Philippe Khorsand et Eddy Mitchell. La même année, il figure au générique de Suivez mon regard de Jean Curtelin, « le film aux 115 acteurs » dont Jean Carmet, Michel Galabru, Darry Cowl et Jean-Claude Brialy.
En 1988 et 1989, Bacri met son talent au service de grands noms de la comédie hexagonale. Il tourne l’irrésistible Les Saisons du plaisir sous la direction de l’iconoclaste Jean-Pierre Mocky, puis Bonjour l’angoisse, quatrième et dernière réalisation de Pierre Tchernia. L’année suivante, suite au désistement de Thierry Lhermitte, il hérite du rôle de Guido, aux côtés de Gérard Lanvin, Christian Clavier, Philippe Khorsand, Jean-Pierre Darroussin et Louise Portal, dans le cultissime Mes meilleurs copains de Jean-Marie Poiré. Le cinéaste nous confiait en 2010 : « J’ai eu un clash avec Bacri parce qu’il ne jouait pas exactement comme j’avais envisagé, alors qu’il avait été génial à la première lecture. Je l’ai engueulé publiquement, je le regrette, et je m’en excuse auprès de lui. J’étais producteur pour la première fois, j’avais mis tout mon argent dans ce film, pour moi l’enjeu était terrible. »
Deux autres comédies marquantes s’ajoutent à la filmographie de Jean-Pierre Bacri : La Baule-Les-Pins de Diane Kurys en 1990 et Le Bal des Casse-pieds d’Yves Robert en 1992.
À la fin des années 1980, sa vie est bouleversée lorsqu’il rencontre Agnès Jaoui. « C’est Jean-Pierre Bacri qui m’a amené à l’écriture. Lorsque je l’ai rencontré en 1987 dans L’Anniversaire d’Harold Pinter mis en scène par Jean-Michel Ribes, il était déjà l’auteur d’une pièce, alors que mes propres productions, débutées à l’âge de onze ans après avoir dévoré Le Journal d’Anne Frank, n’avaient jamais débordé la sphère intime. » En résultent deux pièces, Cuisine et dépendances (1991), lauréat du Molière de l’auteur, puis Un Air de famille (1994), lauréat du Molière du meilleur spectacle comique, aux succès conséquents avant d’être transposées au cinéma.
Lorsqu’un journaliste lui demandait en 2017 s’il espérait que les spectateurs voient le message politique derrière la rigolade, Bacri répondait : « Chacun voit ce qu’il veut. Dans des pièces qu’on avait écrites avec Agnès où il y avait un propos politique, certains spectateurs sortaient en disant : « Ça fait plaisir de rigoler après une journée de travail. » Et on n’était pas frustrés : si on fait des choses drôles, c’est pour que les gens rient. S’ils trouvent quelque chose à manger de plus consistant, tant mieux. »
Le duo Jaoui-Bacri signe naturellement les adaptations de leurs pièces pour le cinéma, tout en conservant leurs rôles respectifs, avec à chaque fois un jeune réalisateur aux manettes : Philippe Muyl d’un côté, Cédric Klapish de l’autre. À l’arrivée, ce sont près de trois millions d’entrées cumulées, sept nominations aux César, et trois reçus pour Un air de famille dont celui du Meilleur Scénario.
Sur le tournage de Un air de famille – Journal de 20H France 2 – 4 novembre 1996
En 2017, Bacri confiait : « Je suis devenu indépendant financièrement, il y a vingt-cinq ans, grâce à Un air de famille. Ce qui fait que je peux ne pas tourner pendant un an, parfois deux. On n’a qu’une vie : à quoi ça sert de faire des films qui ne vous plaisent pas ? J’ai une vie idéale : j’adore écrire, j’adore jouer, j’ai Agnès, j’ai des amis formidables, des occupations saines et amusantes. Et comme j’aime le farniente, je suis bien comme ça. »
Jean-Pierre Bacri, Cédric Klapisch et Wladimir Yordanoff à propos de Un air de famille
Émission Faxculture (RTS, 1996)
Entre temps, le couple s’associe avec le légendaire cinéaste Alain Resnais, à qui ils soumettent le double script Smoking/No Smoking, tiré de l’œuvre du Britannique Alan Ayckbourn. La consécration s’accentue encore avec quatre César à la clef, dont celui du Meilleur Scénario en faveur des « Jabac », comme les surnommait affectueusement Alain Resnais.Quatre ans plus tard, une nouvelle aventure les réunit : On connaît la chanson, couronné par 2.649.299 entrées et sept César, dont celui, une fois encore, du Meilleur scénario. « J’ai été nommé cinq fois aux César… Cela dit, c’est peut-être un manque d’ambition de ma part, mais être juste nommé, ça me plaît. Mon orgueil, c’est vrai, est davantage satisfait par ma réputation d’auteur que par celle d’acteur. Acteur, tout le monde peut l’être. Écrire un scénario ou une pièce, c’est plus coton. »
Jean Pierre Bacri et Agnès Jaoui parlent de On connaît la chanson
(Le Cercle du cinéma – 6 novembre 1997)
Adepte du grand écart, Bacri se glisse facilement dans la peau de Jean-Pierre Costa, un manager d’équipe de foot obligé de composer avec son labrador qui, soudainement, a pris les traits d’Alain Chabat, que le comédien a côtoyé trois ans auparavant dans La Cité de la peur d’Alain Berbérian.
Le succès de Didier est public (près de trois millions d’entrées) et critique, le film raflant au passage le César de la première œuvre. En 2016, Bacri se confiait dans L’Express : « Après la projection équipe de Didier, j’ai déprimé Chabat. Je lui ai dit que j’étais vraiment déçu. Depuis, j’ai arrêté, ça fait trop mal aux réalisateurs. Sur l’écran, je m’attends à voir Cary Grant et je vois… Jean-Pierre Bacri. C’est une torture. »
En 1999, le comédien incarne un romancier en pleine crise existentielle dans Kennedy et moi, le premier long-métrage de son ami Sam Karmann. L’année suivante, Agnès Jaoui met en scène son premier long-métrage qu’elle écrit bien entendu avec Jean-Pierre Bacri. Sorti le 1 mars 2000, Le Goût des autres est un immense succès public (3,8 millions d’entrées) et critique, et récolte quatre César, dont celui du Meilleur Film et du Meilleur Scénario. « On veut toujours trouver un juste milieu entre la comédie populaire et des films de sectes, de chapelle. C’est bizarre : le juste milieu est une avenue peu empruntée et pourtant tellement confortable. Quand on écrit Le Goût des autres, c’est ce sujet-là. Ce qui tue, c’est ce même mépris d’un camp pour l’autre camp. Dans la critique de films aussi… »
Entre 2004 et 2018, Agnès Jaoui réalise quatre autres comédies signées des « Jabac » : Comme une image (2004), Parlez-moi de la pluie (2008), Au bout du conte (2013) et Place publique (2018). « Travailler beaucoup, comme doit le faire un metteur en scène, cela correspondait plus au tempérament d’Agnès. Je n’aime pas les contraintes. Aller faire des repérages pour un tournage pendant des heures et passer six mois dans le noir de la salle de montage, très peu pour moi ! Du coup, ça m’énerve de voir écrit : « Le nouveau film de Bacri-Jaoui. » C’est pourtant encore marqué sur les affiches d’Au bout du conte. »
Se plaisant à explorer différents univers artistique, l’acteur se laisse tenter dès qu’il trouve un projet original dans lequel il peut s’y exprimer librement : « Quand on écrit, les contraintes sont nécessaires. Dans la vie, je les fuis avec plaisir. J’ai fait ce métier parce que je ne voulais pas me raser tous les jours. Je n’ai pas de bagnole, pas de maison. J’aime la liberté. Et ma liberté, c’est de dire oui à un scénario qui me plaît et seulement s’il me plaît. Un beau rôle dans un scénario merdique, je ne peux pas. Je ne juge qu’avec mon intelligence mais je sais que je me ferais du mal. Un bon acteur dans un mauvais film, il s’emmerde. »
Il incarne des personnages de plus en plus touchant dans Une femme de ménage (Claude Berri, 2002) face à Émilie Dequenne, dans Cherchez Hortense (Pascal Bonitzer, 2012) face à Claude Rich, dans La Vie très privée de Monsieur Sim (Michel Leclerc, 2015) dans lequel il tombe amoureux de son GPS, ou dans le western hivernal Grand froid (Gérard Pautonnier, 2017) en employé des pompes funèbres.
En 2017, devant la caméra d’Olivier Nakache et Éric Toledano, le comédien incarne Max, traiteur depuis trente ans qui coordonne une brigade de serveurs, de cuisiniers, de plongeurs, un photographe, un orchestre, lors d’un sublime mariage dans un château du XVIIème siècle. Toujours à l’aise lorsqu’il s’agit d’un film choral, Bacri est flamboyant en chef d’orchestre de cette symphonie humaine où chaque moment de bonheur et d’émotion risque de se transformer en désastre. « Avec Nakache et Toledano, on est de la même famille », confiait Jean-Pierre Bacri lors de la sortie du film. « Il y a un cousinage entre leurs films et la façon dont on écrit avec Agnès : on fait des choses drôles avec un peu de sens. On est un peu de la même famille. J’ai adoré Intouchables, j’ai beaucoup aimé Nos jours heureux. Il y a non seulement beaucoup de drôlerie chez eux, mais aussi une grande bienveillance et beaucoup d’humanité. »
Trop souvent associé à l’image du Français râleur et bougon, Jean-Pierre Bacri a prouvé qu’il était bien plus que cela. Capable à tout moment de convoquer une profondeur insoupçonnée au détour d’un geste ou d’un rictus subtils, toujours avec sincerité et dans une totale liberté. « Je suis incapable de faire autre chose que du Bacri, parce que je suis Bacri. À mes yeux, j’ai toujours joué des rôles différents. Après, je ne suis pas un gars souriant et ce que je suis, comme ma façon de concevoir la vie, passe à travers l’écran. Les choses guillerettes ne m’intéressent pas, je préfère les antihéros. »
Le 3 octobre 2020 lors de la troisième édition du Festival CineComedies, Agnès Jaoui évoquait la vis comica de Jean-Pierre Bacri et son travail avec lui…
par Jérémie Imbert