Sorti le 27 janvier 1993, Les Visiteurs demeure l’une des comédies les plus populaires du cinéma français, par son sujet palpitant (un preux chevalier moyenâgeux et son fidèle « escuyer » se retrouvent projetés en plein XXème siècle), ses personnages irrésistibles (Jacquouille la Fripouille, Godefroy le hardi, Béatrice de Montmirail, Dame Ginette, etc.) et une succession de répliques hautes en couleur (« Monsieur Ouille, pas avec votre poncho ! », « Quand tu te mouches, t’as pas l’impression de serrer la main à un pote ? », « Toi, mon bougre, t’as une sale trogne ! »). Un délire sans comparaison aucune signé Jean-Marie Poiré et Christian Clavier, mais qui n’est « pas né d’hier ! »
Le metteur en scène raconte : « Un jour, j’ai eu un flash sur la place d’Arras. C’est une idée qui m’est venue adolescent, en cours de mathématiques, de vieilles notes que j’avais prises, pour le premier court-métrage que j’ai écrit dans ma vie. J’imaginais un film mélancolique, avec un gros bûcher, la vengeance d’une sorcière dont on avait brûlé la sœur et qui envoyait ses bourreaux dans le futur. Je visualisais deux Robert : Hossein en chevalier, et Dalban, cet acteur au gros pif… (Rires) Je voulais des chants grégoriens, une musique triste, comme si c’était pour La Jetée de Chris Marker. C’était en effet une idée dramatique, au départ. L’histoire se terminait là où commence vraiment le film aujourd’hui, lorsque les deux personnages découvraient l’autoroute, ils devenaient fous, s’éloignaient dans la forêt, et on sentait qu’ils allaient se battre jusqu’à la mort. Or, nous sommes, Christian et moi, très attachés au comique. Pour ma part, tout en adorant partir de sujets sérieux, j’irais jusqu’à dire que tout ce qui n’est pas comique m’ennuie. Je pense que la comédie, lorsqu’elle est réussie, est un perfectionnement du spectacle. Puis, ça m’a toujours amusé de savoir comment Molière ou Louis XIV, s’ils débarquaient aujourd’hui, verraient le monde. J’ai soumis cette idée à Christian Clavier. Elle l’a séduit, surtout par son côté fantastique. »
Tournage du film Les Chevaliers de Louis VI le gros
FR3 actualités régionales Ile de France – 22 août 1992
À l’origine, le projet, intitulé Les Explorateurs de Louis VI le gros, prévoit de réunir Didier Pain sous les traits de Godefroy, et Jacqueline Maillan pour le rôle de Béatrice. Finalement, la production, d’un commun accord avec les auteurs, opte pour une reconstitution partielle du casting formé lors de L’Opération Corned Beef, du même réalisateur, sorti deux ans auparavant : Jean Reno, Valérie Lemercier et, bien entendu, Christian Clavier. Le budget a beau être conséquent (plus de neuf millions d’euros), on reste en famille, sans chichi. Lors des prises de vue en pleine montagne, Clavier aide par exemple à porter le matériel technique, tel un assistant ou un régisseur : « Sur un film américain, il serait arrivé en hélicoptère », raille Poiré. Il faut dire que le tournage – complexe au possible en raison de son ambition artistique et de l’importance donnée aux effets spéciaux – nécessite une implication hors du commun, quelle que soit sa fonction, devant ou derrière la caméra.
Est-ce cette ambiance rigoureusement studieuse qui conduit à quelques vives tensions ? Pour Valérie Lemercier, le tournage des Visiteurs apparaît comme l’un des pires de sa carrière. On l’empêche notamment de quitter le plateau alors qu’elle n’a plus rien à y faire et, en fin de journée, elle dîne seule, certains refusant de partager leur table avec elle. Des années plus tard, la comédienne relate en détail cette douloureuse épopée, au cours d’une interview pour le magazine SoFilm : « Le metteur en scène venait me voir le soir pour me dire que je n’étais pas drôle. Il me disait : « La monteuse ne comprend pas. Sur Corned Beef, tu étais si drôle, et là, non. Qu’est-ce qui se passe ? » On me donnait des gouttes de L52 pour déstresser… J’adore Jean-Marie Poiré, et Clavier, je l’aime bien comme acteur. C’est juste que, tout à coup, j’étais celle qui n’était pas drôle, donc le tournage est un mauvais souvenir. Et c’est le directeur de production, Philippe Lièvre, qui m’a téléphoné en me disant : « Je viens de voir le film. Tu ne vas pas me croire mais, en fait, tu es très bien. » Je n’en revenais pas. Le problème, c’est que ça ne se voyait pas au tournage. Il y avait des scènes qui n’allaient pas. On les a re-filmées plus tard, et j’ai très vite perdu confiance en moi. Ce qui s’est passé, c’est qu’entre Corned Beef et Les Visiteurs, j’ai fait un spectacle qui a bien marché, j’ai pris une mini grosse tête, et j’ai été cueillie. »
De son côté, Christian Clavier, titulaire d’un double emploi – Jacquouille la fripouille et son petit petit petit fillot Jacques-Henry Jacquart, lesquels interagissent régulièrement –, doit adapter son jeu à la technique, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Cela l’agace, voire le perturbe. Dès lors, il peine préalablement à parler à un simple bout de scotch. Puis, chemin faisant, il s’acclimate, dompte ces contraintes et les dépasse, au point d’accomplir d’ébouriffantes performances, d’ailleurs récompensées à juste titre par une nomination aux César 1994 (l’unique à ce jour). Lors de cette cérémonie, Valérie Lemercier sera récompensée du César de la Meilleure Actrice dans un Second Rôle.
Parmi ses multiples tours de force, relevons l’interprétation d’une réplique pourtant anodine, tenant en un mot, et désormais culte : « Okay ! » Jean-Marie Poiré en livre les secrets : « L’expression « Okay ! », c’est moi qui l’ai marquée. Ce qui m’amusait, c’était d’entendre le personnage prononcer des mots de français qu’il ne connaît pas. Et à un moment donné, je me suis dit : « Tiens, on va prendre un mot américain. » On parle énormément franglais. Je trouvais donc ça drôle qu’un gars du Moyen-Âge s’éclate sur un mot soi-disant français, inconnu pour lui, alors qu’en fait, il ne l’est pas. Mais surtout, c’est Clavier qui le joue. La réplique est « sympa », sans plus. Dans un film, il y a aussi ce que les acteurs amènent, et, en l’occurrence ici, l’expression devient légendaire grâce à lui, à sa jubilation. Il est époustouflant ! » Clavier, modeste, tempère : « Je crois qu’il faut jouer, c’est tout, et que l’habit fait le moine. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt que pour un rôle d’aveugle – qui lui a valu un Oscar –, Al Pacino est allé voir des aveugles, pour ne pas « jouer » mais se sentir « aveugle » lui-même. Mais moi, je m’en tamponne. Je trouve qu’il a une démarche de flippé insupportable. On a l’impression que ces gens essaient de nous dire : « Je justifie ce que je fais parce que je l’ai vécu. » Comme si on devait être culpabilisé de représenter les handicaps des gens. Non. Je joue la comédie, ce n’est donc pas « vrai. » Ça s’appelle « jouer », c’est factice, et il n’y a pas à s’excuser de le faire. Al Pacino est un très grand acteur. Mais son explication est nettement moins intéressante que son travail, voilà ! Quant au parti pris d’être extraverti, c’est compris dans le sujet. Les Visiteurs est un film fantastique. »
Pour ce personnage, l’inspiration du comédien s’avère hétérogène. On y reconnaît Pirlouit le lutin du Bois aux Roches issu d’une bande dessinée conçue par Peyo, et Tuco vu dans le film Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone – dont il reprend inconsciemment le signe de croix –, auxquels il ajoute en sus l’innocence d’un enfant. Face à lui, Jean Reno, coupe au bol semi-rasée et l’armure opulente, jubile de former à nouveau un couple avec l’acteur des Bronzés ou du Père Noël est une ordure : « Cela fonctionne entre nous parce que nos deux natures sont différentes et que nous sommes complémentaires sur le terrain comique. Si on nous mettait dans un vaisseau spatial, ce serait pareil ! Ça donnerait forcément quelque-chose. Y compris en improvisation ! »
Le script des Visiteurs ne laisse cependant guère de place à l’impromptu. L’œuvre est suffisamment riche, entre les scènes de comédie, d’émotion et d’aventure, pour ne pas ressentir le besoin d’en rajouter davantage. Au-delà, il convient de respecter à la lettre cette langue spécifique finement conçue par Poiré et Clavier, un mélange d’ancien français (« souplette », « merdasse »), de sources régionales (l’expression « Qu’est-ce que c’est que ce binz ? » vient de Provence-Alpes-Côte d’Azur) et d’inventions pures. Bref, on n’avait plus vu une telle abondance sur le plan scénaristique depuis des lustres !
Conséquence de ce pétillant cocktail, Les Visiteurs détonne alors très clairement – et par bonheur – dans un paysage audiovisuel affreusement grisâtre. De fait, en dépit d’un démarrage assez modeste (518.997 spectateurs au box-office en première semaine), le long-métrage séduit peu à peu le public de 7 à 77 ans avant de terminer sa course à 13,7 millions de tickets vendus, talonnant ainsi de près La Grande vadrouille de Gérard Oury. À cela s’additionnent 15 millions d’entrées supplémentaires cumulées dans le monde, des records de vente en cassette VHS, puis DVD et Blu-ray, sans compter des diffusions cathodiques fréquentes, aux audiences toujours records.
Valérie Lemercier et Jean Reno / France 2 – Journal de 20h – 24 janvier 1993
Entre-temps, une suite est réclamée. Clavier et Poiré l’avaient déjà plus ou moins envisagée, et l’incroyable phénomène véhiculé autour du film les conforte dans cette idée. Un peu trop, peut-être. Il leur est désormais impossible de faire un pas sans qu’on les assaille de questions, comme en témoigne Christian : « Un jour, sur une piste de ski, à deux mille cinq cent mètres d’altitude, par -10°C, en plein vent, on m’a demandé quand Les Visiteurs II allaient enfin sortir ! » En somme, les inconditionnels l’attendent de pied ferme, producteurs et distributeurs également.
Un comble, quand on sait quelles ont été les difficultés rencontrées pour monter Les Visiteurs. La majorité n’y croyait pas. D’autres, aussi par soucis d’économie, estimaient qu’il n’y avait pas d’intérêt à tourner les scènes censées se dérouler en l’an 1123. Ce qui a le don d’agacer encore Jean-Marie Poiré : « Si vous commencez un film par deux acteurs en costume qui se baladent sur une route, et bien ce sont deux figurants échappés d’un feuilleton télé, partis avec leur costume ! Nous devions montrer l’époque passée pour contraster avec l’époque moderne. » Christian Clavier développe : « C’est là que l’on s’aperçoit qu’un financier peut complètement aller à l’encontre des idées des artistes. Si on avait fait ça, le film ne tenait plus la route. On a eu trois à quatre mois de discussions très compliquées, jusqu’à ce que Gaumont nous fasse confiance, en partant sur un budget plus conséquent : costumes, chevaux, Moyen-Âge… afin de faire le film tel qu’on le pensait dès le départ. Je trouve qu’il n’y a jamais de meilleures associations que lorsque les producteurs font confiance aux artistes, qui leur demandent parfois de financer des choses non pas pour qu’ils se le mettent dans leur poche, mais simplement pour que ces choses-là existent. »
Nous sommes fiers de leur « réussissement ! »
par Gilles Botineau
Pour en savoir plus :
Gilles Botineau, Christian Clavier, Splendid carrière ! (Christian Navarro éditions)
Christophe Geudin et Jérémie Imbert, Les Comédies à la française (Fetjaine)
Alexandre Grenier, Génération Père Noël (Belfond)
Les Visiteurs revisités, un film de François-Cyril Geroult (M141 – Gaumont vidéo, 2005)
Retrouvez notre Test Blu-ray de la Trilogie Les Visiteurs