Film quelque peu oublié dans la grande carrière du cinéaste Claude Zidi, Les Rois du gag n’en demeure pas moins une belle réussite. Si elle n’est pas exempte de défauts, l’œuvre comporte bon nombre de scènes anthologiques, essentiellement portées par la maestria d’un Michel Serrault alors au sommet de sa gloire.
À l’origine, pourtant, le long-métrage avait été écrit pour une toute autre distribution, comme le révèle Zidi dans une interview publiée au sein du Figaro le 6 mars 1985 : « L’idée du film, elle nous est venue à Christian Fechner et à moi, il y a sept ou huit ans. Nous voulions conquérir l’Amérique avec une comédie retentissante. J’avais lu un livre de Frank Capra – qui était le gagman de Charlie Chaplin et de Buster Keaton – sur les gagmen de Mack Senett. J’étais fasciné par ces hommes qui, dans leur vie quotidienne, n’avaient que des problèmes alors qu’ils devaient, chaque matin, arriver aux studios avec une kyrielle d’idées comiques. Pour ce projet, je voulais alors réunir Gene Wilder, Mel Brooks, Pierre Richard et Louis de Funès. » Mais l’affaire ne se concrétisera pas. Sous cette forme, en tout cas.
À l’orée des années 1980, Claude Zidi envisage de réécrire le sujet en faveur des Charlots, qui ne sont dorénavant plus que trois. Gérard Filipelli, un des membres du groupe, précise le contexte : « C’était l’été. Tout le monde était en vacances. Un producteur s’est présenté à moi pour me dire qu’il voulait absolument investir dans un film avec Les Charlots, et que l’on s’associe avec lui. À ce moment-là, nous avions notre propre société, Choucroute International Production. Gérard Rinaldi et Jean Sarrus étant absents, j’ai donc appelé Claude Zidi pour lui en parler. Et nous avons pris rendez-vous. Entre-temps, le producteur qui m’avait sollicité changea d’avis. Il n’était plus question pour lui de faire un film avec Les Charlots. Mais Claude, lui, restait extrêmement motivé à l’idée de nous offrir un nouveau scénario, celui des Rois du gag. Gérard devait jouer un humoriste de renom, quant à Jean et moi nous étions ses gagmen. Prometteur. Zidi nous a cependant précisé d’emblée qu’il ne réaliserait pas le film. Il en serait simplement le coproducteur. Très bien ! Nous étions ravis de retravailler avec Claude. Qu’importe les conditions. Malheureusement, l’affaire a capoté. Un autre producteur, le dénommé Christian Ardan, s’est opposé au projet. En échange d’une avance, Jean Sarrus avait signé un contrat engageant Les Charlots à tourner un prochain film avec lui. Sans mon accord ni même celui de Gérard. Mais cela ne changeait rien. Nous étions bloqués. Et Claude Zidi a finalement décidé de réaliser Les Rois du gag. Sans nous, bien sûr. »
C’est donc en 1984 que le cinéaste s’attelle véritablement à ce projet. Une année faste pour Zidi. Non seulement son précédent long-métrage, Les Ripoux, cartonne sur les écrans (5.882.397 entrées), mais il rafle en plus deux César, et pas des moindres : celui de la Meilleure Réalisation et celui du Meilleur Film. Un triomphe aussi inattendu qu’inespéré : « Avec Les Ripoux, on avait conscience qu’on avait fait un ovni, on ne savait pas à quoi s’attendre, précise l’intéressé au micro de Vincent Chapeau. Et on s’était dit qu’au moment de la sortie du film, il fallait qu’on soit déjà en tournage du film suivant pour amortir le choc de la sortie en pensant que ça pouvait être un bide. »
Sorti du tiroir, le scénario des Rois du gag connaît cependant une refonte quasi totale. Pour ce faire, Claude Zidi s’entoure de deux fidèles complices, Didier Kaminka et Michel Fabre : « Avec Didier et Michel, nous sommes totalement complémentaires. Ce qui est l’idéal. Il ne faut surtout pas que nous soyons trop proches, sinon on se retrouverait à faire la même chose. Et il n’y a aucun intérêt à ce que l’on soit trois à faire la même chose. Didier fait d’excellents dialogues. Moi, j’ai plutôt tendance à trouver des situations, et Michel Fabre, lui, apporte un esprit critique sur l’ensemble, à nous dire : « Non, vous avez tort de faire ça, il faut aller dans telle direction ou telle autre, etc. » C’est un vrai travail d’équipe, en somme. »
Ce que souhaite Zidi avant tout au travers de cette histoire, c’est mettre en lumière le travail des gagmen : comment parviennent-ils à transformer les soucis du quotidien en situations comiques effectives ? Sujet ambitieux et prometteur, écrit peut-être trop vite selon Kaminka, sur un thème qu’ils maîtrisent pourtant parfaitement bien : « Les Rois du gag, c’est notre pauvre vie à nous, Zidi, Fabre et moi en perpétuelle position de recherche de gag, la descente schuss, vers un enfer obligatoirement comique ! C’est notre métier… L’écriture d’un scénario est un travail de solitaire à la base. C’est pourquoi, plus on est nombreux à travailler sur l’écriture d’un film, plus on s’amuse. Mais, problème : les spectateurs s’amuseront-ils autant que nous ? »
En principe, oui. D’autant que leur script est censé être porté par d’éminents talents. Les Charlots désormais hors-jeu, Claude Zidi se réoriente vers le Café-Théâtre, dont il savoure l’esprit. Ses Rois du gag en seront largement imprégnés. Voilà pourquoi le cinéaste fait d’abord appel à Thierry Lhermitte, suite à leur fructueuse collaboration sur Les Ripoux, puis il lui choisit un partenaire à la hauteur, et de surcroît ami : Gérard Jugnot. Les deux ex-membres du Splendid n’ont jamais réellement coupé les ponts (après Le Père Noël est une ordure ! de Jean-Marie Poiré en 1982, ils s’étaient croisés sur le plateau du film La Fiancée qui venait du froid signé Charles Némès l’année suivante) et c’est avec un immense bonheur qu’ils se retrouvent, côte à côte, dans une production d’envergure : « Ici, on est dans le domaine du dessin animé, de Tex Avery et de la loufoquerie » souligne très justement Jugnot.
Les Rois du gag donne par ailleurs la part belle à deux femmes, Mathilda May et Macha Méril, qui s’imposent sans mal dans cet univers on ne peut plus délirant et, surtout, majoritairement masculin. De sa rencontre avec Zidi, Macha Méril témoigne notamment : « Claude est la preuve par neuf du rire. La routine du cinéma l’ennuie. Il ne se réveille que pour s’esclaffer aux trouvailles de ses acteurs, en se pinçant les lèvres en cours de plan pour le son. Il est déjà le petit garçon assis au premier rang d’une salle de cinéma dont la réaction déterminera le succès du film. Il est le plus grand ami des acteurs, puisqu’il leur souhaite le succès, en même temps que le sien. Il y a tant de réalisateurs jaloux de la célébrité de leurs vedettes… Avec les actrices, la pudeur naturelle de Zidi lui commande les égard, mais son extraordinaire sens du rythme et sa rigueur courtoise nous permet de mettre au point le comique féminin… qui n’est qu’à ses début, mais attention à vous, messieurs ! »
Pour les seconder, Claude Zidi leur adjoint une cour royale, où les noms de Pierre Richard, Philippe Noiret (qui accepte de participer sans lire le scénario), Claude Brasseur et Pierre Tchernia – entre autres – se côtoient, lors d’une séquence désormais culte au possible, parodiant la cérémonie des César. En marge, Coluche, Pierre Doris et même Didier Kaminka (sous les traits d’un assistant sinistre) sont aussi de la fête.
Enfin, au milieu de tous ces joyeux lurons, un énième visage s’impose : celui de Michel Serrault. Quelque temps plus tôt, le comédien, par l’intermédiaire de son agent, prit contact avec Claude Zidi, afin d’exprimer son désir de retravailler avec lui. En 1973, Le Grand bazar les avait déjà réuni, en compagnie des Charlots. Si ces derniers n’ont que modestement apprécié leur collaboration avec la future vedette de La Cage aux folles, Zidi, lui, se réjouit d’une potentielle ré-association. Et lorsqu’il soumet à Serrault le sujet des Rois du gag, le comédien s’avère – au préalable – extrêmement emballé : « Il s’agit en fait d’une véritable tragédie. C’est l’abominable drame d’un acteur comique si dérisoire que tout le monde en a honte. » Emballé également à l’égard de ses principaux partenaires, Jugnot et Lhermitte, avec qui il tourne pour la première fois. Là encore, cela le ravit : « Moi, ça m’amuse aussi bien de jouer avec un acteur de la Comédie-Française qu’un membre du Splendid. Il n’y a pas de différence. L’important, c’est la complicité qu’on peut avoir ensemble lorsqu’on joue la comédie. »
Michel Serrault est à ce point séduit par le projet qu’il demande à incarner non pas un rôle… mais deux ! Celui de Gaëtan, comique de télévision dans la droite lignée de Stéphane Collaro, et, à l’extrême opposé, celui de Robert Wellson, caricature grossière mais ô combien irrésistible de Marco Ferreri (pour n’en citer qu’un), basée sur un souvenir de Serrault qui a été témoin un jour de l’endormissement d’un grand maître italien en plein tournage. Zidi n’exprime évidemment aucune objection, bien au contraire, ce qui suscite encore davantage l’intérêt de sa future vedette : « Personnellement, je n’ai pas la volonté d’aller dans un sens ou dans un autre, insiste Michel Serrault. Je ne m’interdis aucun rôle. Demain, si on me le propose, je deviendrai un enfant de quatre ans… Je peux jouer une femme, un travesti, un notaire, le père de Foucauld, il n’y a pas de limites. On me demande ? J’essaie. D’ailleurs, c’est quand il y a un point d’interrogation, quand on s’inquiète – « Et ça, vous pouvez le jouez ? » –, que ça devient intéressant. »
Heureuse philosophie car, au fil du script, le comédien sera amené à revêtir d’innombrables « costumes » et les différents caractères qui vont avec. Tour à tour brigadier, chirurgien, joggeur, plagiste, vieillard, parrain de la Mafia, serveur ou même « chanteuse de charme » exerçant au milieu de pirates sanguinaires, Serrault est donc sur le point de livrer une performance hors du commun, pour son plus grand plaisir, ainsi que celui de son metteur en scène : « Ce qui compte avant tout, c’est de vouloir faire le même film. Je pense que Zidi est quelqu’un qui sait exactement ce qu’il veut. Et, particulièrement dans ce type de comédie où la mécanique est rigoureuse, la présence du metteur en scène est très, très, très importante. Mais tout ça m’amuse beaucoup. Je trouve d’ailleurs qu’en France le comique visuel n’est pas assez exploité et il me semble que Zidi est un des maîtres du genre. Dans Les Rois du gag, il y a aussi un comique d’acteurs, un comique de présence… Bref, je crois qu’il a mis là-dedans un petit peu de tout et que tout le monde peut y trouver son compte. Il y a de l’humour, il y a des choses un petit peu plus fortes… Et en plus, Didier Kaminka a écrit des dialogues qui sont très drôles. »
Toutefois, fidèle à ses idéaux, Michel Serrault s’interroge longuement sur cette énorme composition qu’il s’apprête à créer : « On peut penser ce que l’on veut, on peut préparer ce qu’on va faire, travailler un texte, le relire, en parler avec l’auteur, tout ça c’est arbitraire, car il y a un mystère qui reste inexpliqué au moment où l’on dit moteur, au moment où le rideau va se lever : je vais peut-être faire le contraire de ce que j’affirmais. »
Quitte à se laisser dépasser par sa propre folie. Ainsi, avant même le début des prises de vue, Serrault doute et menace d’abandonner l’aventure : « Il signe son contrat et, à quelques jours du tournage, il m’appelle pour m’annoncer qu’il ne veut plus faire le film, énonce Claude Zidi. Il explique qu’il n’aime pas le scénario, mais il reste très évasif et surtout il me demande s’il est obligé de le faire. Je dis : « Oui, Michel, oui ! » Et c’est à contrecœur que Michel Serrault tourne Les Rois du gag, au point d’avouer des années plus tard au sein de ses mémoires que ce long-métrage ne lui a pas laissé un immense souvenir.
Avec le recul, les auteurs ont fini par comprendre ce qui a pu déranger dans leur scénario : « Très sincèrement, je crois que le film tient la route pendant quarante-cinq minutes et qu’après, on s’est perdus dans cette histoire d’acteur comique de télévision qui cherche la reconnaissance des intellos » soutient par exemple Didier Kaminka1.
En mars 1985, lorsque Les Rois du gag débarque sur grand écran, le public leur donne en partie raison. Avec 1.510.930 entrées cumulées, le résultat est considéré par beaucoup comme un échec. Et les critiques, rarement favorables au travail de Zidi, ne sont pas les seules à assassiner le film. Thierry Lhermitte lui-même se montre extrêmement sévère au sein du magazine Première (n°155, février 1990) : « J’ai accepté ce projet alors qu’on venait de terminer Les Ripoux, où je m’étais régalé. Mais Les Rois du gag est un film sans intérêt et raté. Par contre, j’ai regretté de ne pas avoir été de la partie pour Association de malfaiteurs, un film que j’ai trouvé formidable. »
Il faut cependant parfois laisser le temps faire les choses. Le 4 avril 1989, la programmation des Rois du gag sur TF1 permet au film d’être largement (re)découvert, puisque ce sont plus de treize millions de téléspectateurs qui assistent au programme. Un véritable raz-de-marée ! Aujourd’hui encore, cette diffusion demeure un des plus gros succès d’audience – classée dix-neuvième sur vingt – pour un long-métrage diffusé à la télévision entre 1989 et 2014, selon Médiamétrie.
Un juste retour des choses en faveur d’une œuvre aussi drôlissime que méconnue, célébrant l’art de la comédie et celui de faire rire. Pour preuve, en 2017, Gérard Jugnot affirme que de nombreux jeunes lui en parlent régulièrement… Claude Zidi, lui, n’en démord pas. Les Rois du gag n’appartient guère à ses favoris. Il préfère, et de loin, Les Ripoux,, voire Les Bidasses en folie. Sans pour autant vouloir influencer quiconque : « Une fois que le film est fait, il a son existence propre. Ça m’échappe complètement. C’est le public qui s’en empare et qui fait que le film a une vie plus ou moins longue. On ne peut s’en rendre compte que beaucoup plus tard, quand il continue de passer à la télé. Et c’est formidable d’assister à ça quarante ans plus tard… » Dès lors, souhaitons à ces Rois du gag un long règne, aussi minime soit leur royaume…
par Gilles Botineau
Sources
1Claude Zidi, en toute discrétion de Vincent Chapeau (Hors Collection, 2019)
Le Cinéma de Claude Zidi, fou, insouciant et facétieux de Thibault Decoster (Lettmotif, 2019)
…vous avez dit Serrault ? de Michel Serrault (Éditions Florent Massot, 2002)
Le Cri de la carotte de Michel Serrault, conversations avec Jean-Louis Remilleux (Michel Lafont, 1995)
Les Comédies à la française de Christophe Geudin & Jérémie Imbert (Fetjaine, 2011)