Chronique rurale acerbe et décapante comédie noire digne de ses modèles italiens, L’entourloupe est basé sur Nos intentions sont pacifiques, un roman de la Série noire écrit par Jean Ryck. Dans son récit, Olivier et Roland, deux malfrats minables quittent Paris pour rejoindre une équipe de VRP chargés de vendre des encyclopédies médicales à des paysans démunis de la région Niortaise.
Peu de temps après la parution du livre, le producteur Norbert Saada, lui-même vendeur itinérant dans les campagnes profondes au cours des années 1950, acquiert ses droits à l’automne 1978 et part en quête d’un réalisateur. Son choix s’arrête sur Gérard Pirès, chargé de filmer une adaptation du roman co-signée par Michel Audiard et Jean Herman (alias Jean Vautrin, son alter-ego littéraire). « Audiard travaillait avec Jean Herman pour les scénarios, témoignait Gérard Pirès en 2011 à CineComedies. Il trouvait les idées et Herman les mettait sur le papier. J’adorais son écriture un peu agressive, avec des vannes méchantes. Les seuls boutons sur lesquels il faut appuyer, ce sont ceux où il y a du pus… À un moment du film, un des gars sort d’une ferme, et il y a un petit gosse dehors. Il s’arrête et lui file une baffe sans raison. C’est la vie. Des fois, on prend des baffes sans savoir pourquoi. » Fait rarissime, Michel Audiard a considérablement baissé ses tarifs pour sa participation. Un renvoi d’ascenseur du producteur Norbert Saada qui, quelques années plus tôt, avait aidé le dialoguiste à racheter sa maison menacée d’être mise en vente par le Fisc.
Côté distribution, Jacques Dutronc est le premier comédien engagé pour jouer le rôle d’Olivier. Pour celui de son complice Roland, Daniel Auteuil est envisagé, mais celui-ci renonce à la veille du tournage et est remplacé en dernière minute par Gérard Lanvin, que Pirès avait remarqué quelques mois plus tôt dans Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine. Pour incarner Valérie, la petite amie d’Olivier, Michel Audiard et Norbert Saada songent à Marlène Jobert, Catherine Deneuve et Miou-Miou avant de se rabattre sur Anne Jousset, alors compagne de Daniel Auteuil. Reste à attribuer celui d’Hyacinthe Castelard, VRP goguenard aux tendances antisémites, et pourvoyeur charlatan de tomes sur l’automédication. Michel Galabru, Jean Yanne, Jean Rochefort et Michel Serrault font partie des pressentis, mais Jean-Pierre Marielle, qu’Audiard avait fait tourner dans Comment réussir quand on est con et pleurnichard, décroche finalement sa participation. « Hyacinthe Castelard dirige L’Ami de la famille, une entreprise de vente d’encyclopédies à domicile, précise Marielle dans les pages du Figaro en janvier 1980. Personne ne sait d’où il vient, qui il est. Camelot hors du commun, il vendrait un passe-montagne à un Sénégalais, des mocassins à un cul-de-jatte. Elégant, beau parleur, il met à sac les campagnes. Ce héros, sans foi ni loi, est dans la grande tradition des escrocs incarnés par Jules Berry dans les années 1935-1940. »
Censé démarrer en mai 1979, le tournage est repoussé une première fois, Norbert Saada et Gérard Pirès étant insatisfaits de la première version du scénario remise par Audiard et Herman. En juin 1979, une révision est jugée « intournable dans l’état actuel » par la production, qui subit un nouveau retard alors que le tandem d’écriture est désormais attelé à l’adaptation du Guignolo de Georges Lautner. Dotée d’une nouvelle fin, l’adaptation de Nos intentions sont pacifiques, rebaptisé L’Entourloupe, subira de nombreux allers-retours avant de donner satisfaction à Norbert Saada et Gérard Pirès : une version raccourcie – et, au final, proche de la proposition de départ – est validée à quelques jours du tournage. Celui-ci débute le 23 octobre 1979 à La Tranche-sur-Mer, en Vendée, puis se prolonge dans le Pays de la Loire. Sur place, Dominique Besnehard, en charge du casting, sillonne les campagnes à la recherche de paysans susceptibles d’apparaître dans le film. En avril 1980, il décrit son expérience dans les colonnes de VSD. « Ce n’était pas facile, raconte-t-il, car Dutronc, Marielle et Pirès sont des noms inconnus dans les campagnes. On me répondait : « P’têt’ qu’en voyant leur têtes !… ». J’ai dû employer toutes les ruses. Parler de la pluie et du beau temps, de la prochaine récolte, et surtout boire beaucoup de Pineau ! ». « Nous avons tourné dans le marais Poitevin et les paysans étaient vrais, car Besnehard était allé les chercher dans des fermes situées dans les endroits les plus pourris du coin, confirme Gérard Pirès. J’avais tourné des publicités avec des vrais gens, et c’est ce que je cherchais pour ce film. Neuf fois sur dix, ils peuvent être nuls, mais certains d’entre eux ont une si forte personnalité qu’ils sont parfois meilleurs que certains comédiens professionnels. Les paysans jouent d’une façon fabuleuse dans L’Entourloupe, qui reste un de mes meilleurs souvenirs de tournage. »
Durant les prises de vue, Jacques Dutronc délivre une performance nonchalante, lunaire, et étrangement intense, à la lumière de son personnage. « C’est un pauvre mec plein de bonnes intentions qu’il ne parvient pas à réaliser, la tendresse au bord des lèvres, jaloux, réfugié dans un immense jardin secret », observe Dutronc dans Le Figaro au moment de la sortie du film. « Françoise Hardy est venue sur le tournage et a dit à Jacques qu’elle le trouvait destroy, qu’elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait », se souvient Pirès. Si Jacques Dutronc est un acteur confirmé depuis ses apparitions chez Andrzej Zulawski (L’Important c’est d’aimer, 1974) et Claude Lelouch (Le Bon et les méchants, 1976), Gérard Lanvin, est encore un visage peu connu du grand public au moment de L’Entourloupe. « Lanvin n’était pas encore très affûté. Il était un peu en vrac, il ne savait pas trop à quel moment il fallait arrêter de déconner et se mettre à bosser. C’était un chien fou », note le réalisateur. De son côté, Jean-Pierre Marielle se tient à l’écart de ses partenaires, ce qui n’empêche pas l’acteur le plus expérimenté de la distribution de se faire remarquer. « Marielle avait deux moumoutes car il ne voulait pas montrer sa calvitie naissante, se remémore Gérard Pirès. Un jour, il nous a fait toute une vérole car il ne trouvait plus sa moumoute. Le maquilleur, qui a remporté plus tard un Oscar pour La Môme, avait un chien et Marielle était persuadé que son chien avait bouffé sa moumoute. On s’est rendu compte qu’il avait collé les deux moumoutes l’une sur l’autre ! ».
Le tournage du septième long-métrage de Gérard Pirès s’achève le 10 décembre 1979. L’Entourloupe sort sur les écrans le 9 avril 1980 et récolte un accueil public et critique mitigé. Seulement 90.000 spectateurs se déplacent en salles, tandis que la presse dénonce un film « odieux, bête et méchant » (Télérama) et évoque, via Le Canard enchaîné, « les rires gênants » provoqués par les dialogues à caractère racistes et antisémites de Michel Audiard. Une référence, sans doute, au personnage de Ben Simon, le VRP juif interprété par Daniel Laloux, cible permanente des railleries de Castelard — « Je ne vous ai pas engagé en dépit que vous soyez juif, mais parce que vous êtes juif. Je tablais sur vos vertus ancestrales dont vous êtes malheureusement dépourvu : vous êtes un déplorable vendeur », lui assène Castelard, avant d’ajouter : « Et en plus, c’est un sale youpin ». « Le personnage de Bensimon était un clin d’œil à Gilles Bensimon, le grand photographe de mode, explique Gérard Pirès. Bien souvent, les gens ne comprennent pas le deuxième degré. C’est même pour ça que j’ai glissé une phrase précise dans le film : dans une scène, deux arabes discutent dans un fossé. Des paysans passent et ils ne comprennent pas ce qu’ils se racontent. Ils disent : « ça doit être des Portugais », en clin d’œil à mes origines portugaises. »
Au lendemain de l’insuccès de L’Entourloupe, Gérard Pirès retrouve Jacques Dutronc pour Rends-moi la clé, puis envisage de tourner une nouvelle comédie basée sur un livre d’Italo Svevo sur un scénario de Françoise Giroud. Le 31 juillet 1981, son projet est annulé en raison d’un grave accident de la route. « J’ai eu les cordes vocales tranchées dans un accident de moto. Depuis, je porte une canule. Je ne pouvais plus faire de films, alors je suis passé à la pub. »
Gérard Pirès revient au cinéma en 1998 en répondant à l’invitation de Luc Besson de réaliser le premier épisode de la franchise Taxi, son plus grand succès au box-office. « J’ai l’impression qu’il y a toujours eu un quiproquo entre moi et le public : ils ont aimé ce que j’ai réalisé d’une main, mais pas ce que moi j’aimais vraiment. Il y avait tout ce que j’aimais dans L’Entourloupe, mais comme ça avait été le cas pour Fantasia chez les ploucs, il n’a pas tellement marché et ça m’a beaucoup déçu », déplore Gérard Pirès en évoquant le long-métrage préféré de sa filmographie. « J’avais adoré Nos intentions sont pacifiques, le bouquin de Francis Ryck, et il s’était passé quelque chose de très étrange à l’époque, conclut le réalisateur. Peu de temps après l’avoir lu, j’ai été cambriolé. On ne m’a pas piqué grand-chose, mais j’avais retrouvé le bouquin posé sur le lit alors que je ne l’avais pas mis là. Je me suis dit qu’il devait y avoir un message subliminal quelque part… Quinze jours après, on sonne à la porte en pleine nuit. Je n’ai pas fait attention, car on avait une fille qui travaillait à la maison. D’un seul coup, je me réveille avec un flingue braqué sur la tête, ma femme enceinte à côté de moi. Mauvais réveil. Un autre mec arrive avec un flingue. Ils me visent et me demandent de me lever. Dans cet appartement, j’avais un coffre dans lequel je mettais les armes qui me servaient pour le club de tir, dont des 357 Magnum. J’ai un pistolet braqué sur la tempe, et l’un des gars me demande d’ouvrir le coffre. Ils prennent les flingues, puis ils nous saucissonnent dans l’entrée, ma femme et moi. Au même moment, la concierge sonne pour nous donner le courrier. Là, je me suis dit que c’était trop con de mourir le nez dans la moquette. Les mecs étaient très nerveux. Mais comme on ne répondait pas, la concierge s’est barrée, et les mecs aussi. On s’est libérés et j’ai appelé les flics. On m’avait piqué six flingues en tout… Trois ou quatre mois plus tard, il y a eu un braquage Rue Lafayette. Un flic a été tué avec une des armes que j’avais chez moi. J’ai su plus tard que c’était des mecs d’Action Directe. « Nos intentions sont pacifiques », tu parles ! »
À lire :
Michel Audiard—Jean Herman/Vautrin :
Flic ou voyou, L’Entourloupe, Garde à vue
Scénarios édités, présentés et annotés par Thibaut Bruttin
(Institut Lumières/Actes Sud)
832 pages, 39€
par Christophe Geudin