L’Emmerdeur ou la naissance de François Pignon
En 1969, la pièce écrite par Francis Veber, Le Contrat, est créée au Théâtre du Gymnase. Mise en scène par Pierre Mondy, elle réunit Jean Le Poulain et Raymond Gérôme. « Le Poulain n’avait aucune sincérité dans le personnage de Pignon, et Gérôme était difficilement crédible en tueur », se souvient Veber. La pièce est malgré tout un succès.
Trois ans plus tard, Lino Ventura et Jacques Brel, qui sont devenus amis sur le tournage de L’Aventure, c’est l’aventure de Claude Lelouch, souhaitent faire un film ensemble. Les deux comédiens ayant déjà collaboré individuellement avec Édouard Molinaro – le premier sur le polar Un témoin dans la ville en 1959, le second sur la comédie Mon oncle Benjamin en 1969 –, le cinéaste est choisi pour les diriger dans l’adaptation cinématographique du Contrat, rebaptisé L’Emmerdeur. Francis Veber reprend du service et adapte sa propre pièce avec cette fois une certitude : Lino Ventura campera un tueur crédible et Jacques Brel fera un génial François Pignon.
Édouard Molinaro évoque le travail de Jacques Brel dans L’Emmerdeur / Les Oiseaux de nuit (1976)
Argument du film : seul dans sa chambre d’hôtel, Ralf Milan s’apprête à abattre Louis Randoni, un conseiller juridique accusé de vol de documents concernant plusieurs préfectures de province. Dans la chambre voisine, un homme rate son suicide et bousille la tuyauterie, inondant l’hôtel au passage.
La saga Pignon a commencé !
« Brel a eu beaucoup de mal à entrer dans L’Emmerdeur, se souvient Veber. N’étant pas du tout un acteur de comédie, il avançait à tâtons dans le rôle, malgré le soutien de Ventura et de Molinaro. » Malgré tout, le tournage se déroule sereinement en raison de l’amitié entre les trois hommes. « Lino, sur ce tournage, avait oublié d’être caractériel. Parce qu’il aimait et respectait Brel, raconte le scénariste. Ce roc qui se fissure peu à peu sous les coups de boutoir de Brel est un modèle de clown blanc. C’est lui qui fait que Brel passe pour un bon acteur dans L’Emmerdeur. »
Scènes de tournage de L’Emmerdeur / 21 avril 1973
Selon Molinaro, « Lino Ventura n’aimait pas cela, la vraie comédie. Donc, il le jouait comme il aurait joué un polar sérieux, un tueur, point final. Il était lui-même, il demandait à Jacques de faire la même chose. Et le comique naissait de l’écriture de Veber. Ce sont les situations qui étaient rigolotes, pas les acteurs. »
Même si le sujet est traité en polar plutôt qu’en comédie par Molinaro, le système Veber se met en place. « Francis est toujours dans la rigueur de la situation et de chaque personnage, il ne cherche jamais à faire rire avec une réplique », explique le réalisateur.
À la sortie du film – qu’il n’aime pas –, Molinaro s’attend à un échec. Malgré une sensation de lenteur dans le rythme, L’Emmerdeur reste un film charnière dans la carrière de ses protagonistes. « Quand j’ai vu le film terminé, j’ai trouvé le Pignon de Brel plus insolite que drôle, avoue Veber. Un pur comique aurait sans doute tiré plus de rires des situations, mais il n’aurait pas eu autant de charme. »
En 1981, Billy Wilder réalise un remake du film de Molinaro intitulé Buddy Buddy. Pour cette septième collaboration avec son acteur fétiche Jack Lemmon, Wilder achève sa carrière de triste manière. Outre son échec cuisant dans les salles qui a marqué la fin de la carrière du cinéaste, ce très léger Victor la gaffe (dans son titre français) n’est que l’ombre du classique avec le duo Brel / Ventura. Reste le plaisir intact du tandem Walter Matthau / Jack Lemmon.
En 2008, trente-cinq ans après le film original, Francis Veber tourne sa propre version avec Patrick Timsit et Richard Berry, et réalise ainsi le plus mauvais score de sa carrière au Box-office avec 240.720 entrées. C’est d’ailleurs l’échec du film qui pousse le cinéaste à écrire ses mémoires. « Vous ne pouvez pas imaginer le mal que m’ont fait certaines critiques et la désaffection du public, avoue Veber. Alors que la pièce avait été un immense succès, j’ai pris le bide de ma vie avec le film. Aujourd’hui, je réalise qu’il y a certains cultes auxquels on ne peut pas toucher. »
Avec quarante ans de recul, Molinaro considérait que Billy Wilder et Francis Veber avaient commis la même erreur : « Ils ont re-théâtralisé le film en choisissant l’angle de la comédie, au lieu de l’angle du polar comme je l’avais fait. Or la rigolade détruit la situation, cela ne marche pas. »
Bande-annonce de la ressortie de L’Emmerdeur en version restaurée 2K le 26 juillet 2017
par Jérémie Imbert