L’un des créateurs de l’affiche de Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ raconte…
Nous sommes en 1981. Sorti des Beaux-Arts en 1976, je suis encore un jeune graphiste, débrouillard et plein d’énergie. Je travaille pour la presse musicale (Rock-en-Stock) et la bande dessinée (Fluide Glacial) ce qui me permet de faire de nombreuses rencontres dans ces milieux. J’ai créé un petit magazine (Vitamine BD), distribué par Futuropolis, auquel collaborent quelques amis des Beaux-Arts et des auteurs de BD (Daniel Goossens, Max Cabanes, Jean-Pierre Gibrat et surtout Môssieur Picotto). Dans la foulée, je fonde la toute première société de graphisme (Studio Vitamine) dont l’activité est alors essentiellement dédiée au secteur des loisirs (disque, BD, cinéma et édition). C’est dans ce cadre que je vais commencer à travailler sur des affiches de films.
Ma première et bien modeste intervention se fait sur celle d’un film de Claude Berri, Le Maître d’école, qui a été dessinée par le susnommé Môssieur Picotto. Il faut en réaliser les diverses adaptations, et c’est dans ce contexte que je fais alors la connaissance de Laurent Pétin, en charge de la communication de la nouvelle société de distribution Amlf (aujourd’hui Pathé). Cet encore jeune homme, dont les compétences initiales s’appliquaient aux chiffres et à la gestion, s’est alors imposé comme l’artisan visionnaire et audacieux des plus belles campagnes de publicité pour le cinéma. Belles mais également très efficaces.
Pour exemple, c’est lui qui a alors l’idée un peu folle de confier à Philippe Druillet l’affiche de La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud. Là encore, je dois en finaliser techniquement les divers formats. Et petit à petit, je gagne la confiance de Laurent Pétin et commence à collaborer régulièrement avec lui.
Si mes souvenirs sont bons, c’est en 1981 que Laurent me propose de réaliser un papier à lettre personnalisé pour la production du nouveau film de Jean Yanne : Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ. À lui seul, son titre est déjà une belle promesse de rigolade. C’est également ce que pense Pétin qui suggère de le mettre en situation en parodiant la célèbre affiche de Ben Hur (doc. 1). Le film, qui se tourne alors en Tunisie, est lui-même une parodie des grands péplums. Le décalage entre ce titre à rallonge et le côté pompeux du monument créé avec des lettres monumentales taillées dans la pierre renforce la nature parodique de cette réalisation.
Après divers tâtonnements sur la lisibilité des lettres, je réalise donc ce premier dessin pour le papier à lettre (doc. 2). Assez vite, il faut passer aux premiers roughs de l’affiche. L’idée de Laurent est d’enrichir le monument avec les personnages du film et une foule grouillante à ses pieds.
Afin d’obtenir la meilleure perspective possible du monument en lettres de pierre, il est construit en volume et en plâtre afin d’être photographié sous divers angles, pour en retenir in fine le plus flatteur et le plus lisible (doc. 3).
À partir de cela, un nouveau dessin est réalisé sur lequel mon associé du Studio Vitamine, Jean-Luc Belin, ajoute des personnages. Belin dessine un peu à la façon de Christian Binet (l’auteur des Bidochon). Il venait de faire l’affiche d’un film de Christian Gion (Les Diplômés du dernier rang – doc. 4), mais ces personnages rondouillards et affublés de gros nez ne collent pas franchement avec la nature du projet et le potentiel du film. Après plusieurs gros succès au box-office, le nouveau film de Jean Yanne porte en lui tous les espoirs des producteurs (Claude Berri et Tarak Ben Ammar), d’autant que le casting de luxe qui lui est alloué autorise les rêves les plus fous.
Exit, donc, les gros nez de Belin. Je n’ai plus de traces de cette étape. C’est Môssieur Picotto qui s’y colle maintenant, tout en conservant l’architecture du monument. Là, tout va très vite. Picotto est très habile pour ces scènes riches en personnages imbriqués les uns sur les autres.
Les obligations – autrement dit les noms des acteurs, réalisateur etc. – sont mises en place au-dessus du dessin et, en bas, dans l’espace réservé à cet effet. L’emplacement (au-dessus du titre ou en dessous) et la taille des noms les uns par rapport aux autres sont alors des éléments négociés dans les contrats des acteurs, d’où leur nom d’obligations qu’il convient de respecter scrupuleusement selon des pourcentages précis.
Parallèlement, Laurent Pétin a réservé d’importants emplacements publicitaires : réseaux d’affiches 4 x 3 mètres, 120 x 160 cm, mais aussi un nouveau et très efficace réseau de “pantalons”. Ainsi appelle-t-on ces affiches tout en hauteur qui fleurissent alors dans les vitrines des cafés et brasseries. Pour ces supports, il a prévu de jouer une autre forme de campagne misant cette fois sur les visages des trois acteurs principaux, Coluche, Michel Serrault et Jean Yanne, tous trois au sommet de leur notoriété. Mais pour rester dans un univers proche de l’affiche, il préfère avoir recours, là encore, à des illustrations.
Dans un premier temps, je me retourne d’abord vers l’un de mes amis, le dessinateur de BD Max Cabanes, qui, avant de recevoir le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1990, est alors l’un piliers des mensuels Fluide Glacial et (À Suivre). Il réalise plusieurs esquisses préliminaires (docs. 5 et 6) qui ne seront pas jugées suffisamment convaincantes.
Laurent Pétin décide alors de faire appel au pape de la caricature, Mulatier, l’un des trois auteurs des célèbres “Grandes gueules” du magazine Pilote. Le résultat étant cette fois tout à fait probant (doc. 7), et trois affiches distinctes sont maquettées, une par acteur.
Rendez-vous est alors pris pour présenter ces projets aux producteurs et distributeurs. Je n’ai que 25 ans, et c’est la première fois qu’il m’est donné d’assister à une réunion de ce type. Dans les locaux d’Amlf et de Renn Productions, alors situés rue Lincoln, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, sont présents Claude Berri, Tarak Ben Ammar, Laurent Pétin, et si mes souvenirs sont exacts, Jean-Claude Bordes, en charge de la distribution. Jean Yanne n’est pas là, très occupé à mettre la dernière main au montage de son film. Laurent Pétin dévoile ses projets et sa stratégie de lancement. Il est déjà d’une grande habileté dans cet exercice où tout peut réussir, mais où tout peut aussi partir en sucette et revenir à la case départ si l’un des décideurs ne se révèle pas suffisamment convaincu.
Mais voilà, Pétin excelle dans sa démonstration parce qu’il y croit, qu’il y a réfléchi, qu’il y a travaillé – et fait travailler – avec exigence et depuis des mois. Tout se passe au mieux, et c’est dans une certaine euphorie que les projets sont entérinés et validés… Jusqu’à ce que quelqu’un (qui ? là ma mémoire me fait défaut) lève le doigt en suggérant que les trois excellentes caricatures de Mulatier soient aussi utilisées sur l’affiche, placées au-dessus du monument. Aïe !… Il n’est pas nécessaire d’être un surdoué du graphisme pour comprendre que c’est là une typique fausse bonne idée. D’une part parce que l’addition d’éléments forts aboutit généralement à ce qu’ils se vampirisent, et d’autre part parce que les styles graphiques du monument et des visages se heurtent. Enfin, et là, un gamin de cinq ans en conviendrait, il n’y a tout simplement pas la place de le faire, à moins de réduire drastiquement le monument, ce qui réduirait à néant tout son impact. Pétin reprend rapidement le dessus, avec tout le tact nécessaire, et après l’approbation finale de Jean Yanne, la campagne de Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ sera ainsi lancée (doc. 8). Avec plus de 4 600 000 entrées, le film se classe troisième au box-office de 1982, derrière E.T. de Steven Spielberg et L’As des As de Gérard Oury…
Aujourd’hui, les affiches de films n’ont plus le rôle déterminant qu’elles avaient à l’époque. En 1981, les réseaux de promotion n’étaient pas si vastes. Beaucoup moins de chaînes de télévision, moins de stations de radio, pas d’internet et de réseaux sociaux, moins de presse, etc. L’affichage était donc capital pour le lancement d’un film, et les moyens qui lui étaient alloués bien plus considérables. De nos jours, peu de films bénéficient d’affichage en 4×3, tandis qu’à l’époque, c’était monnaie courante pour nombre de grosses ou moyennes productions.
À travers ce petit exercice de mémoire, c’est surtout à Laurent Pétin qu’il m’est agréable de rendre ici hommage ; à la fois pour l’indéniable vent de fraîcheur qu’il aura apporté aux campagnes publicitaires du cinéma durant au moins deux bonnes décennies, mais aussi à ce qu’il m’aura appris de ce métier difficile durant les quelques années où j’ai travaillé avec lui. Très discret et totalement inconnu du grand public (à l’exception du fait qu’il fut le dernier compagnon de Romy Schneider), on lui doit nombre de grandes affiches, de celles qui incrustent durablement vos rétines, qui fixent la grandeur et la beauté d’un film.
Je le revois encore réfléchissant à ses projets très en amont, parfois même avant qu’un seul mètre de pellicule ne soit tourné. Il me livrait parfois ses idées très tôt pour les tester, les esquisser parfois. Il avait la pleine et totale confiance de Claude Berri, ce qui lui autorisait une certaine audace et beaucoup de liberté. Il faisait travailler nombre de dessinateurs ou de peintres aux styles très différents, et à l’heure où le montage sur Photoshop est roi, j’avoue regretter cette période où, en l’absence des outils technologiques actuels, l’imagination, la créativité et le talent étaient les ressources principales de cet art en désuétude qu’est devenue la création d’affiches de films.
par François Plassat