« Charlot c’est « l’original », l’archétype. Il fait revivre à chacun sa première vie refoulée. (…) Il force à un retour sur soi, prendre conscience plus ou moins du début de sa conscience, au fond de soi. Grâce à lui, le trésor perdu ou enfoui est retrouvé. » (Adolphe Nysenolc)
Charlot, l’enfance comme philosophie
Le cinéaste russe Sergei M. Eisenstein s’étant demandé « avec quels yeux » Charlot voyait l’existence, a répondu : « Depuis le regard de l’enfant ».
La position de tout nouveau-né est d’une certaine façon semblable à celle de Charlot. Dépourvu de la maîtrise du langage, il apparaît dans un monde étrange et étranger, il doit en comprendre l’organisation, y faire sa place, s’y affirmer, trouver le cadre de son expression propre et cependant s’insérer dans le groupe humain qui lui préexiste.
Charlot est répétons-le, un être d’avant le langage. Cette caractéristique dépasse les seules contingences techniques du cinéma de son temps. Car alors que dans l’industrie cinématographique, le parlant s’impose comme la norme dès 1927, Chaplin a attendu encore quatorze ans pour doter son personnage d’une voix dans la fameuse scène des Temps modernes où Charlot doit interpréter une chanson. Et cette voix fera entendre finalement un mélange de sonorités inintelligibles pastichant l’anglais, l’italien, le français, comme pourrait le faire un enfant imitant phonétiquement le parler des adultes qui l’entourent. C’est, cette fois encore, le corps et la gestuelle du personnage qui traduira le sens de ce premier babille de Charlot.
Autre marque de l’enfance : le détournement des codes sociaux, semblable à celui des enfants dans leur imitation du monde adulte, dont ils copient les rituels sans toujours en comprendre la fonction. Il suffit de se remémorer les premiers temps de vie de Charlot dans les courts-métrages dans lesquels il endosse diverses identités (boulanger, policier, soldat, femme, employé, maître-nageur, commerçant, etc.) pour comprendre que, comme les enfants qui jouent, il expérimente, par l’imitation, l’état d’adulte. Il s’essaie maladroitement à divers statuts, puis se débarrasse facilement de la fonction d’emprunt, comme on enlève un déguisement, pour passer à un autre jeu social.
Charlie Chaplin, en nommant lui même son personnage « le petit homme », précise cette réflexion. Certes Charlot porte la marque de l’enfance et appréhende le monde qui l’entoure à travers cette perception simple et directe (innocente ?), mais il a cependant résolu et dépassé la plupart des crises identitaires propres à l’enfance. Charlot, se présente à nous comme un grand enfant qui ne serait pas infantile.
Loin de nous montrer dans Le Kid le rapport d’un adulte avec un enfant, il dresse le portrait d’une relation gémellaire, le plus mature n’étant pas toujours Charlot. La connivence partagée par les deux personnages dans cette histoire s’illustre à travers des goûts communs pour les transgressions sociales, le pastiche des codes sociaux et des rites des adultes et les repas de pancakes. Autant de plaisirs d’enfants délivrés du regard, de la morale et de la loi des adultes.
Cette marque de l’enfance chez Charlot s’exprime en premier lieu dans le rapport que son corps entretient avec son environnement. Le corps de Charlot paraît maladroit, avançant dans un équilibre perpétuellement précaire. Sur ce point, Adolphe Nysenolc a écrit : « L’allure charlotesque est originale par ses caractères communs aux êtres à l’état d’ébauche et en voie de développement. »
Les objets, eux-mêmes, peuvent faire preuve d’une certaine hostilité à son égard, l’encombrant, l’attrapant, le cognant, de la même manière qu’ils le feraient avec un enfant perdu dans un monde bâti par et pour des êtres plus grands que lui.
Ce que Charlot partage encore avec l’enfance, c’est cette inaptitude à comprendre et pratiquer les rites du monde « adulte », à trouver du sens aux activités humaines communes, à faire les compromis que nécessite toute socialisation.
Longtemps, le personnage semble vivre dans un éternel présent. Cette absence de distance se donne à voir sur son visage traduisant fidèlement et sans dissimulation la moindre émotion et le moindre sentiment qui le traversent, tout comme celui d’un jeune enfant n’ayant pas encore appris à dissimuler ses impressions.
Mais ce trait de l’enfance lui apporte aussi les grâces protectrices de l’imagination et de la transgression.
Sa maladresse et son inaptitude à être au monde trouvent une contrepartie qui écarte miraculeusement les dangers qui le menacent. Ce talent particulier est avant tout celui d’un équilibriste. Que le risque de chute soit réel ou métaphorique, Charlot finit, malgré tout, par se retrouver sain et sauf… et debout. Ainsi, quand il se retrouve au bord du vide (ce qui lui arrive assez régulièrement) il défie finalement toutes les lois de l’équilibre et parvient à traverser le danger, non sans frayeur, mais tout de même sans péril.
Même les objets, si hostiles à son égard, peuvent être vaincus par cette imagination d’enfant qui parvient à les détourner de leur fonction première, à leur réinventer un usage servant ses propres objectifs de l’instant. Une couverture devient un poncho, une chaise trouée un siège pour bébé.
Enfin, l’autre marque prégnante de son rattachement à l’enfance, c’est l’absence de désir sexuel. Dans les tous premiers courts-métrages, il fait preuve d’une libido débridée et l’une de ses préoccupations principales est encore de séduire des femmes. Mais à partir du Kid, il sera totalement asexué. Même lorsque dans Les Temps modernes, il trouve une compagne pour partager ses aventures et un foyer, cette union se fera sous le mode d’une relation de jeu et de complicité telle que peuvent en vivre les enfants. D’ailleurs, tout doute sur leur sexualité est évacué du récit, Chaplin prenant bien soin de nous montrer qu’ils ne dorment pas ensemble.
La dimension enfantine de Charlot a non seulement une portée profonde dans le rapport qu’il entretient à son propre corps, mais aussi dans son appréhension des autres et de la société dans laquelle il évolue. Comme un être dont l’esprit n’aurait pas encore intériorisé les notions d’ordre social et de hiérarchie, il n’envisage, dans un premier temps, les rapports avec les autres qu’à un niveau de causalité direct. Aussi il ne perçoit des situations vécues que ce qui apparaît dans son espace immédiat. Il n’y a alors, dans son champ de vision, que des relations d’individu à individu. Sa conception de la réalité est celle que lui dictent les sentiments de l’instant (de plaisir, de joie, de frustration, de peur ou de colère) qui l’envahissent. Et les causes qu’il identifie comme responsables de ses sentiments sont celles qu’il peut percevoir dans son environnement immédiat.
Son corps répond ainsi aussitôt aux stimuli reçus. Pas d’hésitation, pas de réflexion, s’il sait ruser avec l’autre, Charlot, doté d’une certaine spontanéité asociale enfantine, ne bride pas son ressentiment et ne temporise pas sa réaction, comme pourrait être amené à le faire un esprit ayant intégré les conventions de tempérance sociale. Au contraire il est hyper-réactif et son corps trouve immédiatement une réponse adaptée à l’hostilité qu’il rencontre.
Cette position au monde a des conséquences sur sa conception de la justice. Sous son regard innocent, certaines injustices perdent les justifications habituelles qui fondent leur pseudo-légitimité dans les tendances à la domination de toute société. La part d’injustice qu’une société maquille et patine sous des arguments d’organisation, d’ordre ou de coutume, Charlot lui redonne son éclat premier. Se tenant dans une représentation élémentaire du bien et du mal, il révèle les dérives d’une loi qui n’est plus au service du bien.
Ainsi dans cette scène des Temps modernes où la jeune fille vole un pain tandis qu’une honnête passante la dénonce au boulanger. Ou encore au début du Dictateur, quand il surprend un homme de la milice en train de peindre le mot juif sur sa boutique. Trouvant cet acte parfaitement aberrant, il s’insurge et, fort de sa conception simple de la justice, il va interpeller un autre milicien pour dénoncer le premier.
Cette innocence sociale permet à Charlot de nous montrer qu’au nom de la morale, la société peut ainsi être injuste. Ce conflit permanent entre les forts et les faibles dans les aventures du personnage renvoie aussi à la mémoire de l’enfance, à travers ce sentiment de faiblesse éprouvé face à des adversaires plus grands et plus forts que soi.
Législateur et exécuteur de sa propre justice, Charlot administre lui-même la plus remarquable des sanctions venant punir le responsable de l’injustice et du mépris : le coup de pied aux fesses. Si le coup de pied aux fesses est bien une sanction d’enfant produisant physiquement peu de dommages, qu’on ne s’y méprenne pas, cette sanction n’est pas qu’un simple gag. Il vise bien à atteindre la dignité, en rappelant à l’orgueil de celui qui est ainsi frappé l’existence de cette partie triviale de sa personne. C’est une manière comique et efficace de faire redescendre l’homme boursouflé de son importance sociale, aux fondements de sa nature. On en trouve une déclinaison dans Shoulder Arms (Charlot soldat), quand il administre une fessée au petit officier du camp ennemi, réduisant la guerre à une bêtise d’enfant turbulent.
Ce comportement brut et réactif de Charlot, ignorant de l’organisation sociale, constitue en fait ce qui, sous une forme plus élaborée, agite toute pensée enfantine et révolutionnaire : l’égalité absolue des hommes, et le déni de toute différence essentielle que viendraient signifier les statuts sociaux.
Mais bien loin de théoriser et de conceptualiser cette pensée de manière philosophique ou politique, Charlot, lui, s’en tient pendant longtemps à la vivre instinctivement, comme une évidence ontologique, une loi d’avant toute loi.
Si inconsciente et innocente est cette position, elle contient, en germe, une remise en cause de la société et précisément de cette loi informulée, tacite, et donc, des plus enracinées, qui distingue implicitement les êtres dominants des dominés selon leur statut social.
Lire également Charlie Chaplin ou l’affirmation de soi partie 1 / partie 2