« Est-ce que la vie vaut la peine d’être vécue ? » se demandait Isaac, le héros névrosé de Manhattan. « Bon, tout d’abord Groucho Marx… Le second mouvement de la Symphonie Jupiter, Potato Head Blues de Louis Armstrong. Les films suédois naturellement. L’Éducation sentimentale de Flaubert. Frank Sinatra. Marlon Brando. Les géniales pommes de Cézanne. Le crabe de Sun Wo. » Et on pourrait rajouter les films de Woody Allen, dont chaque nouvelle œuvre déclenche chez les cinéphiles névrosés (pléonasme ?) une irrépressible excitation, soignant par le rire nos angoisses existentielles.
À l’instar des grands comiques, Woody Allen n’a pas d’âge, et pouvons-nous raisonnablement croire qu’il fonce droit vers ses 80 printemps, tant son cinéma reste alerte, drôle et inventif, malgré près de 50 longs-métrages à son actif. Alors que les membres de la très honorable Writers Guild of America (le syndicat des scénaristes américains) viennent de désigner Annie Hall comme « le scénario le plus drôle de tous les temps » [lire notre article] et que plusieurs ouvrages qui lui sont consacrés sortent en librairie, voici cinq bonnes raisons de vous replonger dans son œuvre.
Il est drôle mais pas que cela
Woody Allen a fait ses premières armes comme gagman, travaillant notamment pour le Ed Sullivan Show ou le Tonight Show, où son sens de la répartie fait mouche. Le jeune Woody se révèle vite être un dialoguiste hors pair, un talent qu’il met en pratique dans ses premiers longs-métrages (Prends l’Oseille et tire-toi, Bananas) où son objectif est avant tout de faire rire. Annie Hall marque une rupture dans son œuvre. Son personnage d’intellectuel névrosé prend de l’épaisseur et, derrière le vernis de la comédie, Woody Allen développe un univers plus sophistiqué mêlant questions existentielles et réflexions philosophiques. Il affine sa mise en scène et son style, développe une esthétique propre à son univers (ses génériques à la typographie singulière, la fameuse EF Windsor Elongated, sur un air de jazz de la Nouvelle Orléans), alternant comédie métaphysique et drame bergmanien (Ingmar Bergman : son maître absolu). Sa mise en scène sobre et dépouillée n’exclue pas de vraies trouvailles visuelles et stylistiques, comme dans Annie Hall où il s’adresse de façon impromptue au spectateur, Zelig, dans lequel son personnage est inséré à l’intérieur d’archives audiovisuelles, La Rose pourpre du Caire, où un personnage fictif – interprété par Jeff Daniels – décide de sortir de l’écran pour se confronter à la vie réelle, ou Harry dans tous ses états, lorsque le personnage joué par Robin Williams devient flou. Le cinéma de Woody Allen, c’est le point de rencontre entre ses premiers émois cinématographiques – Fred Astaire et Humphrey Bogart – et sa découverte du cinéma européen.
Il sait mieux que personne sublimer le jeu des acteurs
Décrocher un rôle dans un film de Woody Allen revient à décrocher le Saint Graal pour tout acteur qui se respecte. On ne compte plus les stars hollywoodiennes qui ont accepté de baisser leur salaire au tarif syndical pour tourner avec lui, ne serait-ce que quelques jours. Le cinéaste offre aux acteurs et actrices des rôles denses et subtils, des répliques savoureuses, et sa mise en scène, faite de nombreux plans-séquences, leur permet pleinement de s’exprimer. Diane Keaton et Mia Farrow, ses premières muses, sont à jamais associées au cinéma du new-yorkais et n’ont jamais retrouvé d’aussi beaux rôles chez d’autres cinéastes. On peut également citer Scarlett Johansson, Naomi Watts, Penélope Cruz, Cate Blanchett ou Emma Stone. Chez les hommes, Leonardo DiCaprio, Sean Penn, Hugh Grant, Anthony Hopkins, Javier Bardem, Owen Wilson ou Joaquin Phoenix ont, eux-aussi, succombé au charme du maître.
Ses films vous rendent plus heureux
Malgré une vision pessimiste de l’existence, les films de Woody Allen nous font du bien. Dans Crimes et Délits, le professeur Levy confie à Clifford Stern (Woody Allen) avant de se suicider que « le jour de notre naissance, nous avons besoin d’énormément d’amour pour nous persuader de rester en vie. » De ce témoignage désespéré de ce grand intellectuel, qui décide un jour que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, Clifford s’en tire par une pirouette pleine d’esprit : « Moi, je n’y connais rien en suicide. Dans mon enfance à Brooklyn, on ne se suicidait jamais… jamais. On était bien trop pauvres pour ça. » C’est pour ça qu’on l’aime, Woody. Son intelligence et sa drôlerie lumineuse sont les meilleurs antidote à la morosité.
Il est le roi du bon mot
Plusieurs ouvrages proposent des citations de Woody Allen tirés des dialogues de ses films ou de ses déclarations. Le cinéaste a lui-même publié plusieurs livres où il n’est pas avare de bon mot. Allez pour le plaisir, voici quelques répliques passées à la postérité :
Sa nausée chronique de Los Angeles
— Je ne veux pas vivre dans une ville où le seul avantage culturel est que vous pouvez faire demi-tour à un feu rouge. (Alvy dans Annie Hall)
Sur l’amour et le sexe
— J’ignore quelle est la question, mais le sexe est à coup sûr la bonne réponse.
— Le sexe et la mort. Deux choses qui ne se produiront qu’une fois dans mon existence. Mais au moins après la mort on n’a pas la nausée.
(Miles dans Woody et les Robots)
— La dernière fois que j’ai pénétré dans une femme, c’était dans la statue de la Liberté. (Clifford Stern dans Crimes et Délits)
Sur le spectacle
— Le spectacle, c’est un monde de loups. C’est pire qu’un monde de loups. C’est un monde où les loups ne vous rappellent pas au téléphone.
(Clifford Stern dans Crimes et Délits)
Sur la chance
— Je suis le premier à le reconnaître, j’ai eu un pot de cocu. Si je n’étais pas né à Brooklyn, si j’étais né en Pologne ou à Berlin, aujourd’hui je serai un abat-jour, non ? (Sandy Bates dans Stardust Memories)
Les questions existentielles
— Et Nietzsche, avec sa théorie de l’éternel retour ? Il affirme que notre vie, on la revivra exactement de la même façon jusqu’à la fin des temps. Parfait ! Ça veut dire que je vais me retaper Holiday on Ice. Merci, ça vaut le coup ! (Mickey dans Hannah et ses sœurs)
— J’aimerais terminer par un message d’espoir. Je n’en ai pas. Est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ?
Sur Dieu, la vie, la mort et l’éternité
— L’éternité, c’est très long, surtout vers la fin.
— Si vous voulez faire rigoler Dieu, parlez-lui de vos projets.
— Je ne crois pas à une vie après la mort, mais j’emporte quand même des slips de rechange.
— Ce n’est pas que j’ai peur de la mort, je veux simplement ne pas être là quand ça arrivera.
— Si seulement Dieu pouvait me faire un signe ! Comme un gros dépôt à mon nom dans une banque Suisse.
C’est le meilleur guide touristique de New York
« New York était sa ville. Et elle le resterait à jamais. » C’est sur la voix-off de Ike et la musique de George Gershwin que s’ouvre Manhattan, le film le plus emblématique du cinéaste. L’œuvre de Woody Allen est à jamais associée à New York. Impossible de se balader dans les rues de Big Apple sans penser à un de ses film, comme s’il avait réussi à annexer l’imaginaire de la ville. Alors qu’on pensait que le natif de Brooklyn, qui n’hésite pas à clamer son horreur de Los Angeles et de la campagne, ne quitterait jamais sa ville natale, il a su renouveler et revivifier son art en se réinventant en Europe (à Londres, Barcelone, Paris, Rome, la Riviera) mais aussi aux Etats-Unis en tournant à San Francisco, dans l’État de Rhode Island et même – qui l’eut cru – à Los Angeles dans le tordant Hollywood Ending.
En librairie
Anniversaire oblige, plusieurs livres viennent de sortir. Les ouvrages rétrospectifs de Jason Salomons et Tom Shone offrent une bonne porte d’entrée pour découvrir l’œuvre prolifique du cinéaste. Mais tous ces ouvrages n’égalent pas le très beau livre d’entretiens avec Stig Björkman (Éditions des Cahiers du Cinéma) dans lequel le journaliste a longuement interviewé Woody Allen, film par film. Le seul défaut de ce livre est qu’il s’arrête à Hollywood Ending en 2002. À quand la prochaine édition ?
par Yann Marchet